VI
Fermina Daza ne pouvait imaginer que sa lettre, inspirée par une colère aveugle, pût être interprétée par Florentino Ariza comme une lettre d’amour. Elle y avait déversé toute la fureur dont elle était capable, ses mots les plus cruels, les opprobres les plus blessants et de surcroît injustes, mais qui cependant lui semblaient mineurs face à l’ampleur de l’offense. Ce fut l’ultime épisode d’un amer exorcisme grâce auquel elle avait tenté un pacte de conciliation avec son nouvel état. Elle voulait redevenir elle-même, reprendre tout ce qu’elle avait dû céder en un demi-siècle d’une servitude qui l’avait rendue heureuse, certes, mais ne lui laissait, son époux décédé, pas même les vestiges de son identité. Elle était un fantôme dans une demeure étrangère devenue d’un jour à l’autre immense et solitaire, et à l’intérieur de laquelle elle errait à la dérive, se demandant avec angoisse lequel des deux était le plus mort : celui qui était mort ou celle qui était restée.
Elle ne pouvait éviter un furtif sentiment de rancoeur envers son mari qui l’avait abandonnée au milieu d’un océan de ténèbres. Tout ce qui lui avait appartenu lui arrachait des pleurs : le pyjama sous l’oreiller, les pantoufles qui lui avaient toujours rappelé celles d’un malade, le souvenir de son image se dévêtant au fond du miroir tandis qu’elle se coiffait avant d’aller dormir, l’odeur de sa peau qui devait demeurer sur la sienne longtemps après sa mort. Elle interrompait ce qu’elle était en train de faire et se donnait une petite tape sur le front car elle se souvenait soudain qu’elle avait oublié de lui direquelque chose. À chaque instant lui revenaient à l’esprit les questions quotidiennes auxquelles lui seul pouvait répondre. Un jour, il lui avait dit une chose qu’elle ne pouvait concevoir : les amputés ressentent des crampes, des fourmillements à la jambe qu’ils n’ont plus et qui leur fait mal. Ainsi se sentait-elle sans lui et le sentait-elle là où il n’était plus.
En se réveillant, au premier matin de son veuvage, elle s’était retournée dans son lit, les yeux encore fermés, à la recherche d’une position plus confortable pour dormir, et c’est à cet instant précis que pour elle il était mort. En effet, elle avait soudain pris conscience que pour la première fois il avait dormi ailleurs qu’à la maison. La même impression lui revint à table, non qu’elle se sentît seule, comme elle l’était en effet, mais parce qu’elle avait la certitude étrange de manger avec quelqu’un qui n’existait plus. Elle attendit que sa fille Ofelia vînt de La Nouvelle-Orléans, avec son mari et ses trois fillettes, pour s’asseoir de nouveau, non à la table habituelle mais à une table improvisée, plus petite, que l’on avait dressée dans le couloir. Jusqu’alors elle n’avait pas pris un seul repas convenable. Elle allait dans la cuisine à n’importe quelle heure, quand elle avait faim, plongeait une fourchette dans les casseroles, et grignotait de-ci de-là, sans assiette, debout devant la cuisinière, bavardant avec les servantes, les seules en compagnie desquelles elle se sentait bien, et avec qui elle s’entendait le mieux. Cependant, en dépit de ses efforts, elle ne parvenait pas à éloigner la présence de son époux mort : où qu’elle allât, où qu’elle se tournât, toujours elle se heurtait à quelque chose qui lui avait appartenu et ravivait son souvenir. Car s’il lui semblait honnête et juste de souffrir, elle voulait aussi tout mettre en oeuvre pour ne pas se complaire dans la douleur. De sorte qu’elle prit la décision implacable de vider la maison de tout ce qui pouvait lui rappeler son défunt mari, comme l’unique possibilité de continuer à vivre sans lui.
Ce fut une cérémonie d’extermination. Son fils accepta d’emporter la bibliothèque afin qu’elle installât dans le bureau la lingerie qu’elle n’avait pas eue étant mariée. Sa fille emporterait quelques meubles et de nombreux objets qui lui semblaient convenir tout à fait aux marchés aux puces de La Nouvelle-Orléans. C’était pour Fermina Daza un soulagement, bien que force lui fût de constater avec amertume que tout ce qu’elle avait acheté lors de son voyage de noces n’était plus que des reliques pour brocanteurs. À la stupéfaction silencieuse des servantes, des voisins, et des amies intimes qui lui avaient tenu compagnie pendant toutes ces journées, elle fit allumer un grand feu sur un terrain vague derrière la maison et y brûla tout ce qui lui rappelait son époux : les vêtements les plus coûteux et les plus élégants jamais vus en ville depuis le siècle dernier, les chaussures les plus fines, les chapeaux qui lui ressemblaient plus que ses portraits, la berceuse de la sieste d’où il s’était levé pour la dernière fois avant de mourir, d’innombrables objets liés à sa vie comme des pans de son identité. Elle le fit sans l’ombre d’une hésitation, non tant par hygiène que parce qu’elle avait la certitude absolue que son époux l’eût approuvée. À plusieurs reprises il lui avait exprimé son souhait d’être incinéré afin de ne pas être reclus dans l’obscurité sans failles d’un caisson en cèdre. Sa religion l’en empêchait, bien sûr : il s’était hasardé à demander l’avis de l’archevêque, pour le cas où, et la réponse de celui-ci avait été négative et sans appel. C’était pure chimère car l’Église ne permettait pas l’existence de fours crématoires dans nos cimetières, pas même au service de religions autres que la religion catholique, et il n’y avait qu’un Juvenal Urbino pour imaginer qu’il soit utile d’en construire un. Fermina Daza n’avait pas oublié la terreur de son époux, et dans la confusion des premières heures elle se souvint de demander au menuisier de lui accorder le réconfort d’un rai de lumière dans son cercueil.
Ce fut de toute façon un holocauste inutile. Fermina Daza se rendit compte très vite que le souvenir de son époux mort était aussi réfractaire au feu qu’il semblait l’être au fil des jours. Pire encore : après l’incinération des vêtements, ce qu’elle avait aimé le plus en lui continuait de lui manquer, et même ce qui l’avait le plus gênée : le bruit qu’il faisait en se levant. Ces souvenirs l’aidèrent à sortir des maremmes du deuil. Elle prit par-dessus tout la ferme décision de continuer à vivre en se souvenant de son époux comme s’il n’était pas mort. Elle savait que chaque matin le réveil serait difficile, mais qu’il le serait de moins en moins.
Au bout de la troisième semaine, en effet, elle commença d’entrevoir les premières lueurs. Mais à mesure qu’elles grandissaient et devenaient plus claires, grandissait la conscience qu’il y avait en travers de sa vie un fantôme qui ne lui laissait pas un instant de paix. Ce n’était pas le fantôme pitoyable qui la guettait dans le petit parc des Évangiles et que, depuis qu’elle était vieille, elle se remémorait avec une certaine tendresse, mais celui, abominable, au chapeau serré sur le coeur et à la redingote de bourreau, dont l’impertinence stupide l’avait à ce point perturbée qu’il lui était impossible de ne pas l’évoquer. Depuis qu’à dix-huit ans elle l’avait repoussé, elle avait toujours eu la conviction d’avoir semé en lui une haine qui ne pouvait que croître avec le temps. À tout moment elle avait tenu compte de cette haine, la percevait dans l’air lorsque le fantôme s’approchait, et sa seule vision la perturbait et l’effrayait au point qu’elle n’avait jamais pu devant lui se conduire avec naturel. Le soir où il lui avait renouvelé son amour, alors que les fleurs de son époux mort embaumaient encore la maison, elle n’avait pu comprendre que cette insulte ne fût le premier pas de Dieu seul sait quel sinistre dessein de vengeance.
La persistance de ce souvenir amplifiait sa rage. Lorsqu’elle s’éveilla en pensant à lui, au lendemain de l’enterrement, elle parvint à le chasser de sa mémoire d’un simple geste volontaire. Mais la rage toujours revenait, et elle s’aperçut très vite que le désir de l’oublier était l’aiguillon le plus puissant de sa mémoire. Alors, vaincue par la nostalgie, elle osa pour la première fois évoquer les temps chimériques de cet amour irréel. Elle tenta de reconstruire par le menu le petit parc des Évangiles, les amandiers cassés et le banc où il l’avait aimée, parce que rien n’existait plus comme autrefois. Tout avait changé, on avait emporté les arbres et leur tapis de feuilles jaunes, et à la place de la statue du héros décapité on avait édifié celle d’un autre, en uniforme, sans nom, sans date, sans rien qui la justifiât, sur un piédestal pompeux à l’intérieur duquel on avait installé les compteurs électriques du secteur. Sa maison, enfin vendue des années plus tôt au gouvernement provincial, tombait en ruine. Il lui était difficile d’imaginer le Florentino Ariza de jadis et plus encore de concevoir que le jeune homme taciturne et esseulé sous la pluie pût être cette carcasse mitée qui s’était plantée devant elle sans considération aucune pour son veuvage, sans le moindre respect pour sa douleur, et avait incendié son âme par un outrage cuisant qui l’empêchait encore de respirer.
La cousine Hildebranda était venue la voir peu après son séjour à l’hacienda de Flores de Maria, où elle s’était remise des mauvais quarts d’heure de la senorita Lynch. Vieille, grosse, heureuse, elle était arrivée accompagnée de son fils aîné, un ancien colonel de l’armée de terre, comme son père, mais que celui-ci avait rejeté à la suite de sa participation indigne au massacre des ouvriers dans les bananeraies de San Juan de la Ciénaga. Les deux cousines se voyaient souvent et passaient des heures à évoquer avec nostalgie l’époque où elles s’étaient connues. Lors de sa dernière visite, Hildebranda était plus mélancolique que jamais et très affectée par le poids de la vieillesse. Elle avait apporté, pour mieux goûter au bonheur d’être triste, le portrait de dames d’autrefois que le photographe belge avait fait d’elles l’après-midi où le docteur Juvenal Urbino avait donné l’estocade finale à l’indocile Fermina Daza. L’autre photo s’était perdue et celle d’Hildebranda était presque effacée, mais toutes deux se reconnurent à travers les brumes du désenchantement : jeunes et belles comme plus jamais elles ne le seraient.
Hildebranda ne pouvait s’empêcher d’évoquer Florentino Ariza car elle avait toujours identifié son sort au sien. Elle avait souvenance du jour où elle avait envoyé son premier télégramme, et n’était jamais parvenue à extirper de son coeur l’image d’un triste petit oiseau condamné à l’oubli. Fermina Daza, qui le voyait souvent sans toutefois lui adresser la parole, ne pouvait admettre que son premier amour eût été cet homme-là. Elle avait toujours eu de ses nouvelles, de même que tôt ou tard elle était au courant de tout ce qui, en ville, avait une quelconque importance. On disait qu’il ne s’était pas marié à cause de ses moeurs spéciales, mais elle n’y avait guère prêté l’oreille, d’abord parce qu’elle n’écoutait jamais les ragots, ensuite parce que de toute façon on disait de même de beaucoup d’hommes au-dessus de tout soupçon. En revanche, il lui semblait étrange que Florentino Ariza persistât dans ses tenues mystiques et ses lotions rares, et qu’il fût toujours aussi énigmatique, alors que dans la vie il avait réussi de façon spectaculaire et de surcroît honnête. Elle ne pouvait croire qu’il fût la même personne, et s’étonnait chaque fois qu’Hildebranda soupirait : « Pauvre homme, comme il a dû souffrir. » Car, depuis longtemps, elle n’avait plus mal en le voyant : il n’était qu’une ombre déchue.
Toutefois, le soir de leur rencontre au cinéma, à l’époque où elle venait de rentrer de Flores de Maria, son coeur avait éprouvé un sentiment étrange. Qu’il fût en compagnie d’une femme, noire de surcroît, ne l’étonna guère. Par contre elle fut surprise de le voir si bien conservé et se comporter avec autant d’aisance, et il ne lui vint pas à l’esprit que c’était peut-être elle, et non lui, qui avait changé après l’irruption perturbatrice de la senorita Lynch dans sa vie privée. À partir de cet instant et pendant plus de vingt ans elle le regarda avec des yeux plus cléments. Sa présence à la veillée mortuaire de son époux lui sembla compréhensible et elle l’interpréta même comme le dénouement naturel de sa rancune : un acte de pardon et d’oubli. C’est pourquoi, à un âge où tous deux n’avaient plus rien à attendre de la vie, la réaffirmation dramatique d’un amour qui pour elle n’avait jamais existé la prit au dépourvu.
Après l’incinération symbolique de son mari, la rage mortelle du premier choc était encore intacte, et plus elle grandissait et se ramifiait moins Fermina Daza se sentait capable de la dominer. Pire encore : les espaces de sa mémoire où les souvenirs du mort parvenaient à s’apaiser étaient peu à peu et de façon inexorable occupés par le champ de marguerites où elle avait enseveli ceux de Florentino Ariza. De sorte qu’elle pensait à lui sans le vouloir, et plus elle pensait à lui plus elle enrageait, et plus elle enrageait plus elle pensait à lui, jusqu’au moment où ce fut si insupportable que sa raison bascula par-dessus bord. Alors, elle s’assit au bureau de son défunt mari et écrivit à Florentino Ariza une lettre de trois pages insensées, si lourdes d’injures et de provocations infâmes qu’elles la soulagèrent d’avoir commis en toute conscience l’acte le plus indigne de sa longue vie.
Pour Florentino Ariza aussi ces trois semaines avaient été une agonie. Le soir où il avait renouvelé son amour à Fermina Daza, il avait erré sans but dans les rues embourbées par le déluge de l’après-midi, se demandant atterré ce qu’il allait faire de la peau de l’ours qu’il avait tué après avoir résisté à son siège pendant plus d’un demi-siècle. En ville, on avait décrété l’état d’urgence à cause de la violence des eaux. Dans plusieurs maisons, des hommes et des femmes à demi nus essayaient de sauver ce que Dieu voudrait bien sauver, et Florentino Ariza eut l’impression que ce désastre avait quelque chose en commun avec le sien. Mais l’air était doux et les étoiles des Caraïbes immobiles et sereines. Soudain, dans le silence des voix, Florentino Ariza crut reconnaître celle de l’homme que Leona Cassiani et lui avaient entendue bien des années auparavant, à la même heure et au même coin de rue : En revenant du pont, baigné de larmes. Une chanson qui, de près ou de loin, avait ce soir et pour lui seul quelque chose à voir avec la mort.
Jamais comme cette nuit-là il n’avait eu autant besoin de Tránsito Ariza, de ses sages paroles, de sa tête de reine des sarcasmes couronnée de fleurs en papier. C’était inévitable : au bord du cataclysme il lui fallait la protection d’une femme. À la recherche de l’une d’entre elles qui fût disponible, il passa devant l’école normale et vit une lumière derrière la longue rangée de fenêtres du dortoir d’América Vicuña. Il dut faire un grand effort pour ne pas commettre une folie de grand-père et l’enlever, à deux heures du matin, encore chaude de sommeil entre ses langes et fleurant la caillebotte de berceau.
À l’autre bout de la ville, Leona Cassiani était seule et libre et sans doute prête à lui prodiguer, à deux heures du matin, à trois, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et dans n’importe quelles circonstances, le réconfort dont il avait besoin. Ce n’était pas la première fois qu’il eût frappé à sa porte dans la désolation de ses insomnies, mais il comprit qu’elle était trop intelligente et qu’ils s’aimaient trop pour qu’il pût pleurer contre son sein sans lui en expliquer la raison. Après avoir beaucoup réfléchi, somnambule dans la ville déserte, il pensa tout à coup que nulle part ailleurs il ne se sentirait mieux qu’auprès de Prudencia Pitre, la Veuve des Deux. Elle avait dix ans de moins que lui. Ils s’étaient connus au siècle dernier et avaient cessé de se fréquenter parce qu’elle s’entêtait à ne pas se montrer telle qu’elle était, à demi aveugle et en vérité au bord de la décrépitude. À peine Florentino Ariza eut-il songé à elle qu’il retourna rue des Fenêtres, fourra dans un sac à provisions deux bouteilles de porto et un pot de cornichons et partit chez elle sans même savoir si elle habitait toujours la même maison, si elle était seule, si elle était vivante.
Prudencia Pitre n’avait pas oublié le code gratté à la porte grâce auquel il s’identifiait lorsqu’ils se croyaient encore jeunes mais ne l’étaient déjà plus, et elle lui ouvrit sans poser de questions. La rue était sombre et c’était à peine si on le distinguait dans son costume de drap noir, avec son chapeau melon et son parapluie de chauve-souris pendu à son bras, mais elle, dont les yeux ne lui permettaient que de voir en pleine lumière, le reconnut au scintillement de phare de ses lunettes à monture métallique. Il avait l’air d’un assassin aux mains encore ensanglantées.
« Laissez entrer un pauvre orphelin », dit-il.
Ce fut tout ce qu’il parvint à dire, pour dire quelque chose. Surpris de constater combien elle avait vieilli depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, il pensa qu’elle devait être aussi étonnée que lui et se consola en songeant que dans un moment, remis tous les deux du choc initial, ils remarqueraient moins les plaies que la vie leur avait laissées à l’un comme à l’autre, et se retrouveraient aussi jeunes qu’ils l’avaient été l’un pour l’autre lorsqu’ils s’étaient connus, quarante ans auparavant.
« On dirait que tu viens d’un enterrement », lui dit-elle.
C’était vrai. Comme presque toute la ville, elle aussi était restée à sa fenêtre, depuis onze heures du matin, pour contempler le cortège le plus dense et le plus somptueux que l’on avait vu depuis la mort de l’archevêque de Luna. Elle avait été réveillée en pleine sieste par les coups de tonnerre de l’artillerie qui faisaient trembler la terre, par les fanfares militaires désaccordées et la pagaille des cantiques funèbres couvrant le vacarme des cloches de toutes les églises qui sonnaient sans trêve depuis la veille. Du haut de son balcon elle avait vu les militaires à cheval, en uniforme de parade, les communautés religieuses, les collèges, les longues limousines noires de l’autorité invisible, le corbillard avec ses chevaux coiffés d’aigrettes et caparaçonnés d’or, le cercueil jaune recouvert du drapeau sur l’affût d’un canon historique, et enfin les vieilles victorias décapotables que l’on maintenait en vie pour porter les couronnes. À peine étaient-ils passés sous le balcon de Prudencia Pitre, peu après midi ; que le déluge avait éclaté, et le cortège s’était dispersé en un éclair.
« Quelle absurde façon de mourir, dit-elle.
— La mort n’a pas le sens du ridicule, répondit-il, ajoutant avec peine : surtout à notre âge. »
Ils étaient assis sur la terrasse, face à la mer, regardant le halo de lune qui occupait la moitié du ciel, regardant les lumières colorées des bateaux sur l’horizon, recevant la brise tiède et parfumée après la tempête. Ils burent du porto et mangèrent les cornichons sur des tranches de pain de ménage que Prudencia Pitre avait coupées à la cuisine. Ils avaient passé beaucoup de nuits comme celle-ci depuis qu’à l’âge de trente-cinq ans elle était restée veuve et sans enfants. Florentino Ariza l’avait rencontrée à une époque où elle eût accueilli n’importe quel homme disposé à lui tenir compagnie, l’eût-elle loué à l’heure, et ils étaient parvenus à établir une relation plus sérieuse et plus longue que ce qu’il semblait possible.
Bien que jamais elle ne l’insinuât, elle eût vendu son âme au diable pour l’épouser en secondes noces. Elle savait qu’il n’était pas facile de se plier à sa mesquinerie, à ses bêtises de vieillard prématuré, à son ordre maniaque, à son anxiété de tout demander sans jamais rien donner, mais elle savait aussi que nul homme au monde ne se laissait mieux accompagner, car nul n’avait autant besoin d’amour que lui. En revanche, nul n’était plus fuyant, de sorte que leur amour n’alla pas au-delà des limites qu’il lui imposa : tant qu’il n’interférait pas avec sa détermination de rester libre pour Fermina Daza. Toutefois, leur relation dura de nombreuses années et même après qu’il eut arrangé les choses pour que Prudencia Pitre se remariât avec un voyageur de commerce qui restait trois mois chez elle et repartait trois mois en voyage, et avec qui elle eut une fille et trois fils dont l’un, jurait-elle, était de Florentino Ariza.
Ils bavardèrent sans s’inquiéter de l’heure car tous deux, habitués à partager les insomnies de leur jeunesse, avaient beaucoup moins à perdre dans celles de leur vieillesse. Alors qu’il n’allait jamais au-delà du second verre, Florentino Ariza n’avait pas encore repris son souffle après le troisième. Il suait à grosses gouttes, et la Veuve de Deux lui suggéra d’ôter sa veste, son gilet, son pantalon, de tout ôter s’il le voulait puisque après tout, nom d’une pipe, ils se connaissaient mieux tout nus que tout habillés. Il déclara qu’il le ferait si elle le faisait aussi, mais elle refusa : peu auparavant elle s’était vue dans la glace de l’armoire et avait soudain compris qu’elle n’aurait plus jamais le courage de se montrer nue devant quiconque, pas même devant lui.
Florentino Ariza, dans un état d’exaltation que n’avaient pas réussi à apaiser quatre verres de porto, continua de parler d’autrefois, des bons souvenirs d’autrefois, depuis longtemps son seul sujet de conversation, anxieux cependant de trouver dans le passé une issue secrète par laquelle pouvoir épancher son coeur. Car c’était ce dont il avait besoin : déverser son âme dans un flot de paroles. Lorsqu’il aperçut les premières lueurs sur l’horizon, il tenta une approche mesurée. Il l’interrogea sur un ton qui se voulait banal : « Que ferais-tu si on te demandait en mariage, comme ça, telle que tu es, à ton âge et veuve ? » Elle, avec un rire plissé de vieille femme, demanda à son tour :
« Tu dis ça pour la veuve Urbino ? »
Florentino Ariza oubliait toujours, au moment le moins opportun, que les femmes en général, et Prudencia Pitre plus que nulle autre, pensent plutôt au sens caché des questions qu’aux questions elles-mêmes. Saisi d’une terreur soudaine à cause de l’effrayante justesse de ses mots, il s’esquiva par une fausse porte : « Non, je dis ça pour toi. » Elle se remit à rire : « Moque-toi plutôt de ta putain de mère, que Dieu ait son âme. » Puis elle l’enjoignit de dire ce qu’il voulait dire, car elle savait que ni lui ni aucun homme ne l’eût réveillée à trois heures du matin pour boire du porto et grignoter des cornichons avec du pain de ménage après être resté tant d’années sans la voir. Elle dit : « On ne fait ces choses-là que lorsqu’on cherche quelqu’un auprès de qui pleurer. » Florentino Ariza battit en retraite.
« Pour une fois tu te trompes, lui dit-il. Ce soir j’aurais plutôt des raisons de chanter.
— Eh bien chantons », lui dit-elle. Elle commença à fredonner la chanson à la mode : Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux… Ce fut la fin de la nuit car il n’osa pas jouer à des jeux interdits avec une femme qui lui avait trop souvent démontré qu’elle connaissait la face cachée de la lune. Il se retrouva dans une ville différente, saturée du parfum des derniers dahlias de juin, et dans une rue de sa jeunesse où défilaient les veuves ténébreuses de la messe de cinq heures. Mais cette fois ce fut lui qui changea de trottoir afin qu’elles ne vissent pas les larmes qu’il lui était impossible de garder plus longtemps et, qu’au contraire de ce qu’il croyait, il retenait depuis bien avant cette nuit car elles n’étaient autres que celles restées dans sa gorge depuis cinquante ans, neuf mois et quatre jours.
Il avait perdu la notion du temps, lorsqu’il se réveilla sans savoir où il était, devant une fenêtre énorme et aveuglante. La voix d’América Vicuña jouant au ballon dans le jardin avec les jeunes servantes le rendit à la réalité : il était dans le lit de sa mère dont il avait conservé intacte la chambre, dans lequel il avait l’habitude de dormir pour se sentir moins seul les rares fois où la solitude le tourmentait. Au pied du lit, il y avait le grand miroir du Mesôn de don Sancho, et il lui suffisait de le regarder en s’éveillant pour voir Fermina Daza reflétée dans le fond. Il sut qu’on était samedi parce que c’était le jour où le chauffeur allait chercher América Vicuña à l’internat et l’amenait chez lui. Il s’aperçut qu’il avait dormi sans le savoir, rêvé qu’il ne pouvait dormir, un rêve perturbé par le visage rageur de Fermina Daza. Il prit un bain en se demandant quel pas il devait maintenant franchir, enfila avec lenteur ses plus beaux vêtements, se parfuma, effila les pointes de sa moustache blanche avec de la gomina, et en sortant de la chambre vit, depuis le corridor du deuxième étage, la belle créature en uniforme qui attrapait le ballon en l’air avec la grâce qui, tant de samedis, l’avait fait trembler d’émotion et cependant, ce matin-là, ne jeta pas en lui le moindre trouble. Il lui fit signe de venir et avant de monter dans la voiture, lui dit, sans que ce fût nécessaire : « Aujourd’hui on ne fera pas joujou. » Il l’emmena au Glacier Américain qui, à cette heure, débordait de parents dégustant des glaces avec leurs enfants sous les grandes ailes des ventilateurs suspendus au plafond. América Vicuña commanda une glace à trois étages, chacun d’une couleur différente, dans une gigantesque coupe, sa glace favorite et la plus vendue car elle exhalait une vapeur magique. Florentino Ariza commanda un café noir et sans dire un mot regarda la jeune fille manger sa glace avec une petite cuillère à long manche pour atteindre le fond de la coupe. Sans cesser de la contempler, il lui dit soudain :
« Je vais me marier. »
Elle le dévisagea dans un éclair d’incertitude, tenant sa cuillère en l’air, mais se reprit aussitôt et sourit.
« Vantard, lui dit-elle. Les petits vieux ne se marient pas. »
Ce même après-midi, il la déposa à l’internat à l’heure de l’angélus, sous une averse obstinée, après qu’ils eurent vu ensemble les marionnettes du parc, déjeuné de poisson frit dans une gargote du port, regardé les fauves en cage d’un cirque qui venait de s’installer, acheté sous les porches toutes sortes de bonbons pour l’école, et fait plusieurs fois le tour de la ville dans la voiture décapotée pour qu’elle s’habituât à l’idée qu’il était son tuteur et non plus son amant. Le dimanche, il envoya la voiture au cas où elle aurait eu envie d’aller se promener avec ses amies mais il préféra ne pas la voir parce que depuis la semaine précédente l’avait assailli la conscience soudaine de leur différence d’âge. Le soir, il prit la décision d’écrire à Fermina Daza une lettre d’excuses, ne fût-ce que pour ne pas capituler, mais il la remit au lendemain. Le lundi, après tout juste trois semaines de passion, il rentra chez lui trempé par la pluie et trouva la lettre qu’il attendait.
Il était huit heures du soir. Les deux servantes étaient couchées et avaient laissé dans le couloir l’unique lumière permanente qui guidait Florentino Ariza jusqu’à sa chambre. Il savait que son dîner, dérisoire et insipide, était sur la table de la salle à manger, mais le peu de faim qu’il avait après avoir mangé n’importe comment pendant ces derniers jours s’évanouit sous le choc de la lettre. Il eut du mal à allumer le plafonnier de la chambre à cause du tremblement de ses mains, posa la lettre mouillée sur le lit, alluma la bougie sur la table de nuit et avec un calme feint, qui était un de ses expédients pour se rasséréner, il ôta sa veste trempée et l’accrocha au dossier de la chaise, ôta son gilet et le plia avec soin sur la veste, ôta le ruban de soie noire et le faux col en Celluloïd qui avait passé de mode dans le monde entier, déboutonna sa chemise jusqu’à mi-corps, défit sa ceinture pour mieux respirer et enfin ôta son chapeau et le mit à sécher près de la fenêtre. Un frisson le parcourut tout à coup parce qu’il ne savait plus où était la lettre, et il était si nerveux qu’il s’étonna de la trouver sur le lit où il n’avait pas souvenance de l’avoir posée. Avant de l’ouvrir, il essuya l’enveloppe avec un mouchoir en prenant soin de ne pas étaler l’encre avec laquelle était écrit son nom, et se rendit compte au même moment que le secret n’était plus partagé entre deux personnes mais entre trois au moins car quiconque avait porté la lettre avait dû s’étonner que la veuve Urbino écrivît à quelqu’un hors de son entourage trois semaines à peine après la mort de son époux, et avec tant de hâte et de précautions qu’elle n’avait pas envoyé sa missive par la poste ni donné d’instructions pour qu’on la remît en mains propres, mais recommandé qu’on la glissât sous la porte comme un billet anonyme. Il n’eut pas à déchirer l’enveloppe car l’eau avait dissous la colle, mais la lettre était sèche : trois feuilles d’une écriture serrée, sans formule d’introduction, avec pour signature ses initiales de femme mariée.
Il la lut une première fois en toute hâte, assis sur le lit, plus intrigué par le ton que par le contenu, et avant même d’avoir tourné la première page il sut que c’était la lettre d’injures qu’il espérait recevoir. Il la posa dépliée sous l’éclat de la bougie, ôta ses chaussures et ses chaussettes mouillées, éteignit près de la porte l’interrupteur du plafonnier, mit son fixe-moustaches en daim et se coucha sans même enlever son pantalon et sa chemise, la tête sur les deux grands oreillers qui lui servaient d’appui pour lire. Il relut la lettre, mot à mot cette fois, scrutant chacun d’eux afin que nulle de leurs intentions occultes ne lui échappât, et la relut ensuite quatre fois, jusqu’à saturation, au point que les mots commencèrent à perdre leur sens. Enfin, il la rangea hors de son enveloppe dans le tiroir de la table de nuit, se coucha sur le dos, les mains croisées derrière la nuque, et quatre heures durant fixa d’un regard immobile le miroir où elle avait existé, sans ciller, respirant à peine, plus mort qu’un mort. À minuit précise il alla dans la cuisine, prépara et porta dans la chambre une bouteille de café aussi épais que du pétrole brut, plongea son dentier dans le verre de bicarbonate qu’il trouvait toujours sur sa table de chevet, se recoucha dans la même position de gisant marmoréen, avec de temps en temps une interruption momentanée pour boire une gorgée de café, et attendit que la femme de chambre entrât, à six heures, avec une autre bouteille.
Florentino Ariza savait alors quel chemin il allait suivre pas à pas. En fait, les insultes ne l’atteignaient pas et il ne chercha pas à éclaircir les accusations injustes qui, étant donné le caractère de Fermina Daza et la gravité de ses raisons, auraient pu être pires. Seul l’intéressait que la lettre lui donnât l’occasion de répondre et même lui en reconnût le droit. Plus encore : elle exigeait. Ainsi sa vie se trouvait-elle maintenant au point précis où il avait voulu la mener. Tout le reste dépendait de lui et il avait la certitude absolue que son demi-siècle d’enfer personnel lui réservait encore de nombreuses épreuves qu’il était prêt à affronter avec plus d’ardeur, plus de douleur et plus d’amour que toutes les précédentes, car il savait qu’elles seraient les dernières.
En arrivant au bureau, cinq jours après avoir reçu la lettre de Fermina Daza, il se sentit flotter dans le néant abrupt et inhabituel des machines à écrire dont on avait fini par moins remarquer le crépitement de pluie que le silence. C’était l’heure de la pause. Lorsque le bruit reprit, Florentino Ariza entra dans le bureau de Leona Cassiani et la contempla, assise devant sa machine à écrire qui obéissait au bout de ses doigts comme un instrument humain. Elle se sentit observée, regarda vers la porte avec son terrible sourire solaire mais ne s’arrêta d’écrire que lorsqu’elle eut terminé son paragraphe.
« Dis-moi, lionne de mon coeur, lui demanda Florentino Ariza, que dirais-tu si tu recevais une lettre d’amour écrite sur cet engin ? »
Elle, que rien ne surprenait, eut un geste d’étonnement légitime.
« Ça alors ! s’exclama-t-elle, figure-toi que je n’y avais jamais pensé. »
Ce qui voulait dire qu’elle n’avait pas d’autre réponse. Jusqu’alors Florentino Ariza n’y avait pas pensé non plus, mais il décida de courir le risque. Il emporta chez lui une des machines du bureau, au milieu des plaisanteries cordiales des subalternes : « Vieux perroquet ne peut apprendre à parler. » Leona Cassiani, que toute nouveauté enthousiasmait, offrit de lui donner des leçons de mécanographie à domicile. Mais il était opposé à tout apprentissage méthodique depuis que Lotario Thugut avait voulu lui enseigner à jouer du violon note par note, en le prévenant qu’il lui faudrait au moins un an avant de pouvoir commencer, cinq pour se présenter devant un orchestre professionnel et toute la vie six heures par jour pour en bien jouer. Il avait obtenu de sa mère qu’elle lui achetât un violon pour aveugle, et grâce aux cinq règles de base que lui avait enseignées Lotario Thugut il avait osé jouer avant le délai d’un an dans le choeur de la cathédrale et envoyer à Fermina Daza des sérénades depuis le cimetière des pauvres, selon la direction des vents. Puisqu’il avait réussi à vingt ans avec un instrument aussi difficile que le violon, il ne voyait pas pourquoi il ne pourrait faire de même à soixante-seize avec un instrument pour un seul doigt comme une machine à écrire.
Il avait raison. Il lui fallut trois jours pour connaître la position des lettres sur le clavier, six pour apprendre à penser en même temps qu’il écrivait, et trois autres pour finir la première lettre sans fautes, après avoir déchiré une demi-rame de papier. Il écrivit un en-tête solennel : Madame, et la signa de sa seule initiale, comme les billets parfumés de ses jeunes années. Il l’envoya par la poste dans une enveloppe avec un encadré noir, ainsi que le voulait l’usage pour une lettre destinée à une veuve récente, et sans le nom de l’expéditeur au dos.
C’était une lettre de six pages qui n’avait rien à voir avec celles qu’il avait pu écrire autrefois. Elle ne possédait ni le ton, ni le style, ni le souffle rhétorique de ses premières années d’amour et l’argumentation était si rationnelle et si mesurée que le parfum d’un gardénia eût été comme un pavé dans une mare. D’une certaine façon elle n’était pas loin de ressembler aux lettres commerciales qu’il n’avait jamais réussi à rédiger. Des années plus tard, une missive personnelle écrite avec des moyens mécaniques ferait figure d’offense, mais la machine à écrire était encore un animal de bureau qui ne possédait pas d’éthique propre et dont le dressage domestique n’était pas inscrit dans les manuels de bonne conduite. Cela semblait plutôt d’un modernisme audacieux et c’est ainsi que Fermina Daza sans doute le comprit car dans la seconde lettre qu’elle écrivit à Florentino Ariza, après en avoir reçu de lui plus de cent quarante, elle commençait en s’excusant des défauts de son écriture et de ne pas disposer de moyens plus avancés que la plume en acier.
Florentino Ariza ne fit pas même allusion à la terrible lettre qu’elle lui avait envoyée, mais expérimenta plutôt une méthode de séduction différente, sans référence aucune aux amours passées ni au passé pur et simple : il repartait de zéro. C’était une longue méditation sur la vie, fondée sur ses idées et son expérience des rapports entre homme et femme, qu’il avait un jour songé à écrire en supplément au Secrétaire des amoureux. Avec la différence, cette fois, qu’il l’enroba d’un style patriarcal digne des Mémoires d’un vieil homme afin qu’on ne remarquât pas trop qu’il s’agissait en réalité d’un essai sur l’amour. Auparavant, il avait écrit de nombreux brouillons, à l’ancienne mode, que l’on mettait plus de temps à lire la tête froide qu’à jeter au feu. Il savait que le moindre manquement aux conventions, la moindre légèreté nostalgique pouvaient réveiller dans le coeur de Fermina Daza un arrière-goût du passé, et bien qu’il s’attendît à ce qu’elle lui renvoyât cent lettres avant d’oser en ouvrir une, il préférait ne pas courir de risque. Comme pour une ultime bataille, il dressa son plan jusque dans les moindres détails : tout devait être différent pour susciter de nouvelles curiosités, de nouvelles intrigues, de nouvelles espérances chez une femme qui avait vécu une vie entière dans la plénitude. Ce devait être un rêve débridé, capable de lui insuffler le courage qui lui manquait pour jeter à la poubelle les préjugés d’une classe dont elle n’était pas issue mais qui, plus que de tout autre, avait fini par être sienne. Il devait lui apprendre à considérer l’amour comme un état de grâce qui n’était pas un moyen mais bien une origine et une fin en soi.
Il eut le bon sens de ne pas attendre une réponse immédiate car il lui suffisait que la lettre ne lui fût pas retournée. Elle ne lui revint pas, en effet, non plus que les suivantes, et à mesure que les jours passaient son anxiété grandissait, et plus ils passaient sans qu’aucune lettre ne revînt, plus augmentait son espoir d’une réponse. La fréquence de ses missives commença à dépendre de l’agilité de ses doigts : d’abord une par semaine, puis deux, et enfin une par jour. Il se réjouit des progrès des postes depuis le temps où il en était le porte-drapeau car il n’eût pas couru le risque qu’on le vît tous les jours à la poste envoyer une lettre à une même personne, ni celui de l’envoyer par l’intermédiaire de quelqu’un qui aurait pu le colporter. En revanche, il était facile de demander à un employé d’acheter pour un mois de timbres, puis de mettre la lettre dans une des trois boîtes de la vieille ville. Très vite ce rite entra dans sa routine : il profitait de ses insomnies pour écrire, et le lendemain, en se rendant au bureau, il demandait au chauffeur de s’arrêter une minute devant une boîte aux lettres et descendait lui-même y glisser son enveloppe. Il ne lui permit jamais de le faire à sa place, ainsi que celui-ci le lui offrit un matin où il pleuvait, et prenait parfois la précaution d’expédier non pas une seule mais plusieurs lettres en même temps, afin que cela eût l’air plus naturel. Le chauffeur ignorait, bien sûr, que les autres lettres étaient des feuilles blanches qu’il s’adressait à lui-même, car jamais il n’avait entretenu de correspondance personnelle avec quiconque, sauf avec les parents d’América Vicuña auxquels il envoyait à la fin de chaque mois son rapport de tuteur et ses propres remarques sur la conduite de l’enfant, sa santé, et la bonne marche de ses études.
Il numérota toutes ses lettres à partir du premier mois et commençait par un résumé des lettres précédentes, comme les feuilletons des journaux, par crainte que Fermina Daza ne s’aperçût pas qu’elles avaient une certaine continuité. Lorsqu’elles furent quotidiennes, il remplaça les enveloppes de deuil par des enveloppes longues et blanches, pour leur donner l’impersonnalité complice des lettres commerciales. Au début, il était disposé à soumettre sa patience à une épreuve plus grande encore, au moins tant qu’il ne constaterait pas qu’il perdait son temps avec la seule méthode différente qu’il avait pu inventer. Il attendit en effet, sans les souffrances de toutes sortes que dans sa jeunesse l’espérance lui infligeait, mais avec au contraire l’entêtement d’un vieillard de pierre qui n’avait à penser à rien d’autre, n’avait plus rien à faire dans une compagnie fluviale voguant de son propre chef sous des vents favorables, et qui possédait de surcroît l’intime conviction qu’il serait encore vivant et en pleine possession de ses facultés d’homme demain, après-demain, plus tard et toujours, lorsque Fermina Daza serait enfin convaincue que le seul remède à ses afflictions de veuve solitaire était de lui ouvrir toutes grandes les portes de sa vie.
En attendant, il menait la même vie régulière et, prévoyant une réponse favorable, il entreprit une seconde rénovation de la maison afin qu’elle fût digne de celle qui aurait pu s’en considérer la reine et la maîtresse dès le jour où elle avait été achetée. Il retourna plusieurs fois chez Prudencia Pitre, ainsi qu’il se l’était promis, pour lui prouver qu’en dépit des déprédations de l’âge il pouvait l’aimer au grand jour et en plein soleil aussi bien que pendant ses nuits de vague à l’âme. Il continuait de passer devant la maison d’Andrea Varon et lorsqu’il ne voyait plus de lumière à la fenêtre de la salle de bains, il tentait de s’abrutir avec les extravagances de son lit, ne fût-ce que pour ne pas perdre la régularité de l’amour et rester fidèle à une autre de ses croyances, jamais démentie, que tant que l’on va le corps va.
Le seul problème était sa relation avec América Vicuña. Il avait à plusieurs reprises ordonné au chauffeur d’aller la chercher à l’internat le samedi à dix heures, mais il ne savait que faire d’elle pendant les fins de semaine. Pour la première fois il la délaissait et elle souffrait de ce changement. Il la confiait aux servantes qui, l’après-midi, allaient avec elle au cinéma, aux concerts du parc pour enfants, aux tombolas de bienfaisance, ou il inventait des sorties dominicales avec ses camarades d’école afin de ne pas avoir à la conduire au paradis caché derrière ses bureaux où elle avait toujours désiré retourner depuis le premier jour qu’il l’y avait emmenée. Il ne s’apercevait pas, plongé dans la nébuleuse de son nouveau rêve, qu’une femme pouvait devenir adulte en trois jours. Or, trois ans s’étaient écoulés depuis qu’il était allé l’attendre à l’arrivée du paquebot de Puerto Padre. Elle ne put comprendre les raisons d’un changement aussi brutal, bien qu’il tentât de l’atténuer. Le jour où, chez le glacier, il lui avait dit qu’il allait se marier, lui révélant ainsi une vérité, la panique lui avait donné un choc, mais plus tard cela lui avait semblé si absurde qu’elle l’avait tout à fait oublié. Toutefois, elle comprit très vite qu’il se conduisait comme si c’était vrai, avec des faux-fuyants inexplicables, comme s’il avait non soixante ans de plus qu’elle mais soixante de moins.
Un samedi après-midi, Florentino Ariza la trouva dans sa chambre en train d’écrire à la machine. Elle se débrouillait assez bien car à l’école elle apprenait la mécanographie. Elle avait tapé plus d’une demi-page où, çà et là, apparaissait une phrase facile à isoler et révélatrice de son état d’esprit. Pour lire ce qu’elle avait écrit, Florentino Ariza s’inclina par-dessus son épaule. Sa chaleur d’homme, son souffle entrecoupé, l’odeur de ses vêtements qui était la même que celle de son oreiller la troublèrent. Elle n’était plus la petite fille à peine débarquée dont il ôtait les vêtements un par un avec des cajoleries de bébé : d’abord les chaussures pour le nounours, puis la chemise pour le chien-chien, puis la petite culotte à fleurs pour le lapinou, et un baiser pour la jolie petite chatte à son papa. Non : c’était une femme au vrai sens du terme, qui aimait prendre des initiatives. Elle continua d’écrire d’un seul doigt de la main droite, et de la gauche chercha sa jambe à tâtons, explora, le trouva, le sentit revivre, grandir, soupirer d’anxiété, jusqu’à ce que la respiration du vieil homme devînt rauque et difficile. Elle le connaissait bien : dans un instant il serait à sa merci et ne pourrait revenir en arrière avant d’avoir atteint le point final. Elle le prit par la main comme un pauvre aveugle des rues pour le conduire jusqu’au lit, et l’éplucha petit bout par petit bout avec une tendresse maligne, le sala à son goût, le poivra, l’ailla, ajouta un oignon haché, le jus d’un citron, une feuille de laurier, jusqu’à ce qu’il fût bien assaisonné et le four à bonne température. Ils étaient seuls. Les servantes étaient sorties, les maçons et les menuisiers qui rénovaient la maison ne travaillaient pas le samedi : le monde entier était à eux. Mais, au bord du précipice, il s’arracha à l’extase, écarta sa main, se leva, et dit d’une voix tremblante :
« Attention, on n’a pas de capotes. »
Elle resta un long moment allongée sur le lit et lorsqu’elle rentra à l’internat, avec une heure d’avance, elle était au-delà des pleurs, et avait affiné son odorat et aiguisé ses ongles pour déterrer la fouine embusquée qui avait gâché sa vie. Florentino Ariza, en revanche, commit une fois de plus l’erreur de bien des hommes : il crut que, persuadée de la vanité de ses propositions, elle avait décidé de l’oublier.
Il vivait dans son rêve. Au bout de six mois sans la moindre réponse, il commença à se tourner et à se retourner des nuits entières dans son lit, perdu dans un désert d’insomnies nouvelles. Il pensait que Fermina Daza avait ouvert la première lettre à cause de son aspect inoffensif mais qu’ayant aperçu l’initiale des lettres d’antan elle l’avait jetée dans le brasier des ordures sans même prendre la peine de la déchirer. Sans doute lui avait-il suffi de voir les enveloppes suivantes pour faire de même sans prendre la peine de les ouvrir, et sans doute continuerait-elle ainsi jusqu’à la fin des temps alors que lui parvenait au terme de ses méditations écrites. Il ne croyait nulle femme capable de résister, au bout de six mois de lettres quotidiennes, à la curiosité de connaître au moins la couleur de l’encre avec laquelle elles avaient été écrites. Mais s’il n’y en avait qu’une, ce ne pouvait être que Fermina Daza.
Florentino Ariza sentait que le temps de la vieillesse n’était pas un torrent horizontal, mais un gouffre sans fond par où se vidait sa mémoire. Son imagination s’épuisait. Après avoir rôdé autour de la Manga plusieurs jours, il comprit que cette méthode puérile ne parviendrait pas à enfoncer les portes condamnées par le deuil. Un matin, alors qu’il cherchait un numéro dans l’annuaire du téléphone, il tomba par hasard sur le sien. La sonnerie retentit longtemps et enfin il reconnut la voix, grave et aphone : « Allô ? » Il raccrocha sans dire un mot, mais la distance infinie de cette voix insaisissable brisa ses espérances.
À cette même époque, Leona Cassiani fêta son anniversaire et invita chez elle un petit groupe d’amis. Distrait, Florentino Ariza renversa sur lui la sauce du poulet. Elle nettoya le revers de son veston en trempant dans un verre d’eau la pointe d’une serviette qu’elle noua ensuite autour de son cou pour prévenir un accident plus grave : il avait l’air d’un vieux bébé. Elle remarqua qu’au cours du repas il avait à plusieurs reprises ôté ses lunettes pour les essuyer avec son mouchoir, parce que ses yeux larmoyaient. À l’heure du café, il s’endormit sa tasse à la main, et elle tenta de la lui prendre sans le réveiller. Il réagit, honteux : « Mais non, je repose ma vue. » Leona Cassiani alla se coucher, surprise de voir combien il commençait à être marqué par la vieillesse.
Pour le premier anniversaire de la mort de Juvenal Urbino, la famille envoya des cartons d’invitation à une messe commémorative dans la cathédrale. Florentino Ariza avait écrit sa cent trente-deuxième lettre sans avoir reçu le moindre signe en retour, ce qui l’incita à prendre la décision audacieuse d’assister à la messe bien qu’on ne l’eût pas invité. Ce fut un événement mondain, plus fastueux qu’émouvant. Les bancs des premiers rangs, héréditaires et assignés à vie, avaient sur leur dossier une plaque de cuivre portant le nom de leur propriétaire. Florentino Ariza arriva avec les premiers invités afin de s’asseoir là où Fermina Daza ne pourrait passer sans le voir. Il pensa que les meilleures places étaient celles de la nef principale, derrière les bancs réservés, mais la foule était si nombreuse qu’il n’y avait plus un siège de libre et il dut aller s’asseoir dans la nef des parents pauvres. De là, il vit entrer Fermina Daza au bras de son fils, vêtue de velours noir jusqu’aux poignets, une robe sans aucune garniture, boutonnée du col à la pointe des pieds comme une soutane d’évêque, et portant une mantille de dentelle castillane au lieu du chapeau à voilette des autres veuves et même de beaucoup de femmes désireuses de l’être. Son visage découvert avait l’éclat de l’albâtre, les yeux lancéolés brillaient de leur propre éclat sous les énormes lustres de la nef, et elle était si droite, si altière, si maîtresse d’elle-même qu’elle ne semblait pas plus âgée que son fils. Florentino Ariza s’agrippa du bout des doigts au dossier du banc jusqu’à ce que la tête cessât de lui tourner, car il sentait qu’elle et lui n’étaient pas à deux mètres de distance mais qu’ils vivaient deux journées différentes.
Fermina Daza assista à la cérémonie sur le banc familial, face au maître-autel, la plupart du temps debout, avec la même prestance que lorsqu’elle assistait à une représentation à l’Opéra. La messe terminée, elle passa outre les règles de la liturgie et ne resta pas à sa place pour recevoir le renouvellement des condoléances, comme c’était l’usage, mais se fraya un chemin pour remercier chaque invité : un geste novateur qui concordait tout à fait avec sa manière d’être. Saluant les uns et les autres, elle arriva au banc des parents pauvres et à la fin regarda autour d’elle pour s’assurer qu’elle n’avait oublié personne de sa connaissance. Florentino Ariza sentit alors un vent surnaturel le soulever de terre : elle l’avait vu. Fermina Daza, en effet, avec l’aisance dont elle faisait toujours preuve en société, s’écarta de ceux qui l’accompagnaient, tendit la main et lui dit avec un sourire très doux :
« Merci d’être venu. »
Car elle avait lu les lettres et les avait même lues avec un grand intérêt, trouvant en elles de profonds sujets de réflexion pour continuer à vivre. La première était arrivée alors qu’elle prenait le petit déjeuner à table avec sa fille. Elle l’ouvrit par curiosité parce qu’elle était écrite à la machine, et une rougeur soudaine embrasa son visage lorsqu’elle reconnut l’initiale de la signature. Elle se reprit aussitôt et glissa la lettre dans la poche de son tablier. « Ce sont des condoléances du gouvernement », dit-elle. Sa fille s’étonna : « On les a déjà toutes reçues. » Fermina Daza ne se troubla pas : « Ça en fait une de plus. » Elle voulait brûler la lettre plus tard, loin des questions d’Ofelia, mais elle ne put résister à la tentation d’y jeter auparavant un coup d’oeil. Elle attendait une réponse bien méritée à la lettre d’injures dont elle avait commencé à se repentir à l’instant même où elle l’avait envoyée, mais au Madame et au ton du premier paragraphe, elle comprit que dans le monde quelque chose avait changé. Intriguée au plus haut point, elle s’enferma dans sa chambre pour lire la lettre dans le calme avant de la brûler, et la lut trois fois de suite sans reprendre haleine.
C’étaient des méditations sur la vie, l’amour, la vieillesse, la mort : des idées qui avaient souvent voleté comme des oiseaux nocturnes au-dessus de sa tête, mais qui s’éparpillaient en un sillage de plumes dès qu’elle tentait de les saisir. Elles étaient là, nettes, simples, telles qu’elle eût aimé les formuler, et une fois de plus elle souffrit que son époux ne fût là pour pouvoir en discuter avec lui, comme ils avaient l’habitude, avant de dormir, de discuter des événements de la journée. Ainsi découvrit-elle un Florentino Ariza inconnu, dont la lucidité n’avait rien à voir avec les billets fébriles de sa jeunesse ni avec la conduite obscure qu’il avait observée toute sa vie. C’étaient plutôt les paroles de l’homme que la tante Escolástica croyait inspiré par le Saint-Esprit, et cette pensée l’effraya comme la première fois. En tout cas, ce qui contribua le plus à la calmer fut la certitude que cette lettre de sage vieillard n’était pas une tentative de renouveler l’impertinence commise au soir de son veuvage, mais au contraire une très noble manière d’effacer le passé.
Les lettres suivantes finirent par l’apaiser. Elle les lisait avec un intérêt croissant et les brûlait ensuite, et à mesure qu’elle les brûlait un sentiment de culpabilité l’envahissait, impossible à dissiper. De sorte que lorsque apparurent les lettres numérotées, elle trouva un prétexte moral pour ne plus les détruire. Son intention première, cependant, ne fut pas de les garder pour elle mais d’attendre l’occasion de les rendre à Florentino Ariza afin que des écrits aussi utiles à l’humanité ne se perdissent pas. Le temps passait et les lettres continuèrent d’arriver tout au long de l’année, une tous les trois ou quatre jours, et elle ne savait comment les lui restituer sans que cela parût un affront, et sans avoir à l’expliquer dans une lettre que son orgueil refusait d’écrire.
Cette première année lui avait suffi pour assumer son veuvage. Le souvenir purifié de son époux avait cessé d’être un obstacle à sa vie quotidienne, à ses pensées intimes, à ses intentions les plus simples, et s’était transformé en une présence vigilante qui la guidait sans la gêner. Parfois, il apparaissait là où elle avait besoin de lui, en chair et en os et non comme un fantôme. La certitude qu’il était présent et vivant, mais dépossédé de ses caprices d’homme, de ses exigences patriarcales, du besoin épuisant qu’elle l’aimât de la même façon qu’il l’aimait, avec le même rituel de baisers inopportuns et de mots tendres, lui redonnait courage. Car elle le comprenait mieux que de son vivant, elle comprenait l’anxiété de son amour, sa nécessité pressante de trouver auprès d’elle la sécurité qui semblait être le pilier de sa vie publique et qu’en réalité il n’avait jamais eue. Un jour, au comble du désespoir, elle s’était écriée : « Tu ne vois donc pas combien je suis malheureuse. » Sans se fâcher, il avait ôté ses lunettes d’un geste bien à lui, l’avait inondée de l’eau diaphane de ses yeux puérils et en une seule phrase l’avait écrasée de tout le poids de son insupportable sagesse : « N’oublie jamais que, dans un bon couple, le plus important n’est pas le bonheur mais la stabilité. » Dès les premières solitudes de son veuvage, elle avait compris que cette phrase ne dissimulait pas la menace mesquine qu’elle lui avait alors attribuée mais le diamant qui leur avait donné à tous les deux tant d’heures de bonheur.
Au cours de ses nombreux voyages autour du monde, Fermina Daza avait acheté tout ce qui, par sa nouveauté, attirait son attention. Elle désirait les choses sous le coup d’une impulsion primaire que son époux se plaisait à rationaliser, des choses belles et utiles tant qu’elles se trouvaient dans leur milieu d’origine, une vitrine de Rome, de Paris, de Londres ou du trépidant New York d’alors avec son charles-ton et ses gratte-ciel commençant à pousser, mais qui ne résistaient pas à l’épreuve des valses de Strauss, des rillons de porc et des batailles de fleurs par quarante degrés à l’ombre. De sorte qu’elle revenait avec une demi-douzaine de malles verticales, énormes, faites d’un métal chatoyant orné de serrures et de coins en cuivre, semblables à des cercueils de fantaisie, maîtresse des dernières merveilles du monde, qui à l’évidence ne valaient pas leur pesant d’or sinon dans l’instant fugace où quelqu’un de son entourage poserait une fois sur elles le regard. Car elles avaient été achetées pour ça : pour que les autres les vissent au moins une fois. Fermina Daza avait pris conscience de la vanité de son image bien avant de commencer à vieillir, et chez elle on l’entendait souvent déclarer : « Il faudrait balancer toute cette quincaillerie qui prend toute la place. » Le docteur Urbino se moquait de ses intentions stériles car il savait que l’espace libéré serait aussitôt réoccupé. Mais elle insistait car en vérité il n’y avait de place pour rien, et nulle part un seul objet qui servît à quelque chose : des chemises accrochées à des boutons de porte, ou des manteaux d’hiver européens entassés dans les placards de la cuisine. De sorte que les matins où elle se levait de bonne humeur, elle déblayait les armoires, vidait les malles, déménageait les greniers et flanquait une pagaille digne d’un champ de bataille avec les monceaux de vêtements trop vus, les chapeaux qu’elle n’avait jamais coiffés car elle n’en avait pas eu l’occasion tant qu’ils avaient été à la mode, les chaussures copiées par des artistes d’Europe sur celles portées par les impératrices au jour de leur couronnement et qu’ici les jeunes filles de bonne famille dédaignaient parce qu’elles étaient identiques aux pantoufles que les négresses achetaient au marché pour traîner à la maison. La terrasse intérieure vivait en état d’urgence toute la matinée et l’air de la maison devenait irrespirable à cause des rafales âcres de la naphtaline. Mais le calme revenait en quelques heures et à la fin elle avait pitié de toutes ces soieries jetées à terre, de tous ces brocarts inutilisés, de toute cette passementerie gaspillée, de toutes ces queues de renard bleu condamnées au bûcher.
« C’est un péché de les brûler, disait-elle, quand il y a tant de gens qui n’ont pas de quoi manger. »
De sorte qu’elle remettait l’holocauste à plus tard, et les choses ne faisaient que changer de place, allant d’un lieu privilégié aux anciennes écuries transformées en dépôt de soldes, tandis que les espaces libres commençaient, ainsi qu’il l’avait prévu, à se remplir de nouveau et à déborder de choses qui vivaient un instant avant d’aller mourir dans les armoires. Elle disait : « Il faudrait inventer quelque chose à faire avec ce qui ne sert à rien mais qu’on ne peut pas jeter. » Elle était terrorisée par la voracité avec laquelle les objets envahissaient les espaces vitaux, déplaçaient les humains et les repoussaient dans les coins, et elle finissait par les mettre là où on ne pouvait pas les voir. Car elle se croyait ordonnée alors qu’elle ne l’était pas, et avait une méthode pour le paraître : camoufler la pagaille. Le jour où Juvenal Urbino mourut, il fallut vider la moitié du bureau et entasser les choses dans les chambres pour dégager un endroit où le veiller.
Le passage de la mort dans la maison permit de trouver la solution. Une fois les vêtements de son mari brûlés, Fermina Daza se rendit compte que sa main n’avait pas tremblé, et elle continua avec la même fougue d’allumer le bûcher de temps à autre, y jetant tout, le vieux et le neuf, sans penser à la jalousie des riches ni à la vengeance des pauvres qui mouraient de faim. Puis elle ordonna d’abattre le manguier pour que ne demeurât nul vestige de son malheur et fit don du perroquet vivant au musée de la Ville. Ainsi parvint-elle enfin à respirer à son aise dans une maison telle qu’elle l’avait toujours rêvée : grande, facile et sienne.
Ofelia, sa fille, resta trois mois avec elle puis repartit pour La Nouvelle-Orléans. Son fils venait le dimanche déjeuner en famille avec les siens, et en semaine chaque fois qu’il le pouvait. Les amies les plus proches de Fermina Daza recommencèrent à lui rendre visite une fois passée la douleur du deuil, elles jouaient avec elle aux cartes, essayaient de nouvelles recettes de cuisine, la mettaient au courant de la vie secrète du monde insatiable qui continuait d’exister sans elle. Lucrecia del Real del Obispo était parmi les plus assidues. C’était une aristocrate comme on n’en faisait plus, avec qui Fermina Daza avait toujours entretenu une bonne amitié et qui s’était rapprochée d’elle après la mort de Juvenal Urbino. Déformée par l’arthrite, regrettant sa vie dissolue, mais d’une excellente compagnie, Lucrecia del Real la consultait sur les projets civiques et mondains que l’on préparait en ville, et Fermina Daza se sentait utile en elle-même et non grâce à l’ombre protectrice de son mari. Pourtant, jamais on ne l’avait autant identifiée à lui, car on ne la désignait plus par son nom de jeune fille, ainsi qu’on l’avait toujours fait, mais comme la veuve Urbino.
À mesure qu’approchait le premier anniversaire de la mort de son époux, Fermina Daza, bien que cela lui parût inconcevable, pénétrait dans une enceinte ombragée, fraîche, silencieuse : le bocage de l’irrémédiable. Elle ne savait pas encore, et ne le sut qu’au bout de plusieurs mois, combien les méditations écrites de Florentino Ariza l’avaient aidée à retrouver la paix. Confrontées à sa propre expérience, elles lui avaient permis de déchiffrer ce qu’avait été sa propre vie et d’attendre avec sérénité les desseins de la vieillesse. Leur rencontre à la messe de commémoration fut pour Fermina Daza l’occasion providentielle de lui laisser entendre qu’elle aussi, grâce au secours de ses lettres, était disposée à oublier le passé.
Deux jours plus tard, elle reçut de lui un billet différent, écrit à la main sur du papier tramé, avec son nom en toutes lettres au dos de l’enveloppe. C’était la même écriture déliée, la même volonté lyrique des premières années, mais concentrées dans un simple paragraphe de remerciements pour la déférence de ses paroles à la cathédrale. Fermina Daza l’évoquait encore plusieurs jours après l’avoir reçu, remuant des souvenirs, la conscience si tranquille que le jeudi suivant, sans en venir au fait, elle demanda à Lucrecia del Real del Obispo si par hasard elle connaissait Florentino Ariza, le propriétaire des bateaux du fleuve. Lucrecia répondit oui : « Il paraît que c’est un succube invétéré. » Et elle raconta ce que partout on commentait, à savoir qu’on ne lui avait jamais connu de femme alors qu’il avait été un excellent parti, et qu’il avait un bureau secret où il emmenait les enfants qu’il traquait la nuit sur les quais. Fermina Daza connaissait ces racontars depuis qu’elle était douée de mémoire, mais jamais elle ne les avait crus ni ne leur avait accordé d’importance. Pourtant, lorsque Lucrecia del Real del Obispo, dont on disait aussi qu’elle avait des goûts suspects, les lui répéta avec tant de conviction, elle ne put s’empêcher de remettre les choses à leur place. Elle lui dit qu’elle connaissait Florentino Ariza depuis qu’il était tout petit, lui rappela que sa mère avait une mercerie rue des Fenêtres et qu’elle achetait de vieilles chemises et de vieux draps pour en faire de la charpie que, pendant les guerres civiles, elle vendait comme succédané de coton pour les blessés. Et elle conclut, sûre d’elle-même : « Ce sont des gens honnêtes qui se sont élevés à la force du poignet. » Elle fut à ce point véhémente que Lucrecia retira ce qu’elle avait dit : « Après tout, on dit bien la même chose de moi. » Fermina Daza n’eut pas la curiosité de se demander pourquoi elle prenait avec tant de passion la défense d’un homme qui n’avait été qu’une ombre dans sa vie. Elle continua de penser à lui, surtout lorsque au courrier il n’y avait pas de lettre. Deux semaines de silence avaient passé lorsqu’une des servantes vint la réveiller au milieu de sa sieste, en murmurant affolée :
« Madame, don Florentino est là. »
C’était bien lui. Fermina Daza eut une première réaction de panique. Elle pensa d’abord que non, qu’il revienne un autre jour, à une heure plus appropriée, qu’elle n’était pas en état de recevoir de visites, qu’elle n’avait rien à lui dire. Mais elle se reprit aussitôt et donna l’ordre de le faire passer au salon et de lui servir un café tandis qu’elle se préparait pour le recevoir. Florentino Ariza était resté sur le pas de la porte d’entrée, étouffant sous le soleil infernal de l’après-midi, mais sûr d’avoir les rênes bien en main. Il s’attendait à ne pas être reçu, peut-être même à une excuse aimable, et cette certitude lui permettait de conserver son calme. Mais la réponse apportée par la servante le troubla jusqu’à la moelle et en entrant dans la pénombre fraîche du salon il n’eut pas le temps de penser au miracle qu’il était en train de vivre parce que ses entrailles s’emplirent soudain d’une explosion d’écume douloureuse. Il s’assit, à bout de souffle, assiégé par le souvenir maudit de la fiente d’oiseau le jour de sa première lettre d’amour, et demeura immobile dans l’ombre tandis que passait la première vague de frissons, prêt à accepter n’importe quelle calamité qui ne fût pas cet injuste malheur.
Il se connaissait bien : en dépit de sa constipation congénitale, son ventre l’avait trahi trois ou quatre fois en public au cours de sa longue vie, et les trois ou quatre fois il avait dû déclarer forfait. Il avait constaté alors, comme en d’autres situations d’urgence, à quel point une phrase qu’il aimait répéter par pure plaisanterie était vraie : « Je ne crois pas en Dieu mais j’ai peur de lui. » Il n’eut pas le temps d’en douter et tenta de réciter une quelconque prière dont il se fût rappelé mais ne se souvint d’aucune. Lorsqu’il était enfant, un autre enfant lui avait appris une formule magique pour lancer des pierres sur les oiseaux : « À la une, à la douze si je t’écrabouille, je te zigouille. » Il l’avait essayée lorsqu’il était allé dans les bois pour la première fois, avec une fronde neuve, et l’oiseau était tombé foudroyé. Il pensa de façon confuse que les deux situations avaient quelque chose en commun et répéta la formule avec autant de ferveur qu’une prière mais l’effet fut tout autre. Une colique lui tordit les boyaux comme l’extrémité d’une vrille, le souleva de son siège, tandis que l’écume de son ventre, de plus en plus épaisse et douloureuse, poussait un gémissement et qu’une sueur glacée l’inondait. La servante qui apportait le café s’effraya de sa pâleur mortelle. Il soupira : « C’est la chaleur. » Elle ouvrit la fenêtre, croyant l’aider, mais le soleil de l’après-midi le frappa de plein fouet et elle dut la refermer. Il avait comprit qu’il ne tiendrait pas une minute de plus lorsque Fermina Daza apparut, presque invisible dans la pénombre, et prit peur de le voir dans cet état.
« Vous pouvez tomber la veste », lui dit-elle.
Qu’elle pût entendre le borborygme de ses tripes lui était plus douloureux encore que la colique mortelle. Mais il parvint à survivre l’espace d’un instant pour répondre non, qu’il n’était venu que pour lui demander quand elle pourrait le recevoir. Debout, déconcertée, elle répondit : « Mais vous êtes ici. » Et elle l’invita à le suivre sur la terrasse du jardin où il ferait moins chaud. Il refusa d’une voix qu’elle confondit avec un soupir de regret.
« Je vous supplie de me recevoir demain », dit-il.
Elle se rappela que le lendemain on était jeudi, jour de la visite ponctuelle de Lucrecia del Real del Obispo, et lui fit une proposition irrévocable : « Après-demain à cinq heures. »
Florentino Ariza la remercia, lui dit au revoir à la hâte en soulevant son chapeau et partit sans boire son café. Elle demeura perplexe au milieu du salon, ne comprenant pas ce qui venait de se passer, jusqu’à ce qu’au bout de la rue le bruit de pétarade de la voiture se fût éteint. Enfoncé dans le siège arrière, Florentino Ariza chercha la position la moins douloureuse, ferma les yeux, relâcha ses muscles et s’abandonna à la volonté de son corps. Ce fut une seconde naissance. Le chauffeur, qu’après tant d’années de service plus rien ne surprenait, demeura impassible. Mais en ouvrant la portière, devant le seuil de la maison, il lui dit :
« Faites attention, don Floro, ça pourrait bien être le choléra. »
Mais c’était comme les autres fois. Florentino Ariza en remercia Dieu le vendredi à cinq heures précises de l’après-midi, alors que la servante le conduisait à travers la pénombre du salon jusqu’à la terrasse du jardin où il trouva Fermina Daza devant une petite table dressée pour deux personnes. Elle lui offrit thé, chocolat, café, Florentino Ariza accepta un café très fort et très chaud, et elle ordonna à la servante : « Pour moi, comme d’habitude. » Le comme d’habitude était une infusion bien forte de plusieurs thés orientaux qui, après la sieste, lui redonnait des forces. Lorsqu’elle eut fini la théière et lui la cafetière, ils avaient déjà effleuré et abandonné plusieurs sujets de conversation, moins pour l’intérêt qu’ils leur portaient que pour éviter ceux que ni lui ni elle n’osaient aborder. Tous deux étaient intimidés, ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient si loin de leur jeunesse sur la terrasse à damiers d’une maison étrangère qui sentait encore les fleurs de cimetière. Au bout d’un demi-siècle, ils étaient pour la première fois face à face, l’un près de l’autre, et avaient devant eux assez de temps pour se regarder avec sérénité tels qu’ils étaient : deux vieillards épiés par la mort, n’ayant rien en commun sinon le souvenir d’un passé éphémère qui n’était plus le leur mais celui de deux jeunes gens disparus qui auraient pu être leurs petits-enfants. Elle pensa qu’il allait enfin se convaincre de l’irréalité de son rêve et que son impertinence en serait ainsi pardonnée.
Pour éviter les silences gênants ou les sujets indésirables, elle posa des questions évidentes sur les bateaux fluviaux.
C’était à peine croyable que leur propriétaire n’eût entrepris qu’une seule fois le voyage, des années auparavant, lorsqu’il n’avait rien à voir avec l’entreprise. Elle n’en connaissait pas la raison et il eût donné son âme pour la lui avouer. Elle ne connaissait pas non plus le fleuve. Son mari partageait son aversion pour le climat andin et la dissimulait sous des prétextes divers : dangers de l’altitude pour le coeur, risques de pneumonie, perfidie des gens, injustice du centralisme. De sorte qu’ils avaient parcouru le monde entier, sauf leur pays. Maintenant, il y avait un hydravion Junkers qui allait de village en village tout au long du Magdalena, comme une sauterelle d’aluminium, avec deux membres d’équipage, six passagers et les sacs postaux. Florentino Ariza dit : « C’est une boîte à macchabées qui se promène dans les airs. » Fermina Daza avait participé au premier voyage en ballon et n’en avait éprouvé nulle frayeur, mais elle avait peine à croire qu’elle était la même femme qui avait risqué une telle aventure. « C’est différent », dit-elle, voulant expliquer par là que c’était elle qui avait changé et non les façons de voyager.
Parfois, le bruit des avions la surprenait. Lors du centenaire de la mort du Libérateur, elle les avait vus voler en rase-mottes et accomplir des manoeuvres acrobatiques. L’un d’eux, aussi noir qu’un énorme charognard, était passé au ras des toits de la Manga et avait perdu un bout d’aile sur un arbre voisin avant d’aller s’empêtrer dans les fils électriques. Mais Fermina Daza n’avait pas pour autant admis l’existence des avions. Ces dernières années, elle n’avait pas même eu la curiosité d’aller jusqu’à la baie de Manzanillo où amerrissaient les hydravions dès que les garde-côtes avaient mis en fuite les canoës des pêcheurs et les bateaux de plaisance de plus en plus nombreux. Pourtant, malgré son grand âge, c’était elle qu’on avait choisie pour remettre une gerbe de roses à Charles Lindbergh quand il avait fait son vol de démonstration, et elle n’avait pas compris comment un homme aussi grand, aussi blond et aussi beau pouvait s’élever à l’intérieur d’un appareil qui ressemblait à du fer-blanc chiffonné et dont deux mécaniciens avaient dû pousser la queue pour l’aider à décoller. L’idée que des avions à peine plus grands pussent transporter huit personnes n’entrait pas dans sa tête. En revanche, elle avait entendu dire que les navires fluviaux étaient un délice parce qu’ils ne tanguaient pas comme ceux de la mer mais qu’ils étaient cependant plus dangereux à cause des bancs de sable et des attaques de pirates.
Florentino Ariza lui expliqua que tout cela n’était que de vieilles légendes : sur les paquebots modernes, il y avait une piste de danse, des cabines aussi grandes et aussi luxueuses que des chambres d’hôtel, avec une salle de bains et des ventilateurs électriques, et depuis la dernière guerre civile les attaques à main armée avaient disparu. Il lui expliqua aussi, comme s’il s’agissait d’une victoire personnelle, que ces progrès étaient surtout dus à la liberté de navigation qu’il avait défendue et qui avait encouragé la concurrence : au lieu d’une seule et unique entreprise il y en avait maintenant trois, actives et prospères. Toutefois, les rapides progrès de l’aviation représentaient un danger réel pour tous. Elle tenta de le rassurer : les bateaux existeraient toujours parce que les fous qui accepteraient de se mettre dans un appareil allant contre toute nature ne seraient jamais nombreux. Enfin, Florentino Ariza mentionna les progrès de la poste, tant pour le transport que pour la distribution, voulant l’inciter à parler de ses lettres. Ce fut peine perdue.
Un moment plus tard, cependant, l’occasion se présenta seule. Ils s’étaient éloignés du sujet lorsqu’une servante les interrompit pour remettre à Fermina Daza une lettre qui venait d’arriver par courrier spécial, un service urbain de création récente dont le système de distribution était identique à celui des télégrammes. Comme toujours, elle ne put trouver ses lunettes. Florentino Ariza conserva son calme.
« Ce n’est pas nécessaire, dit-il, c’est une lettre de moi. »
Il l’avait écrite la veille, dans un état de dépression épouvantable car il n’avait pu surmonter la honte de sa première visite manquée. Il y présentait ses excuses pour avoir commis l’impertinence de s’être présenté chez elle sans autorisation préalable, et renonçait à son intention de revenir. Il l’avait mise dans la boîte aux lettres sans réfléchir et lorsqu’il l’avait fait il était trop tard pour la récupérer. Tant d’explications ne lui semblèrent pas nécessaires mais il pria toutefois Fermina Daza de ne pas la lire.
« Bien sûr, dit-elle, au bout du compte les lettres appartiennent à qui les a écrites, n’est-ce pas ? »
Il s’aventura d’un pas ferme.
« Vous avez raison, dit-il. C’est pour cela que dans une rupture c’est ce que l’on rend en premier. »
Elle feignit de ne pas comprendre et lui rendit sa lettre en disant : « C’est dommage que je ne puisse la lire car les autres m’ont beaucoup aidée. » Il respira à fond, surpris qu’avec tant de spontanéité elle eût dit bien plus que ce qu’il avait espéré, et il répondit : « Vous n’imaginez pas combien je suis heureux de l’apprendre. » Mais elle changea de conversation et de tout l’après-midi il ne réussit pas à la lui faire reprendre.
Il partit après six heures, alors que dans la maison on commençait à donner de la lumière. Il se sentait plus sûr de lui, mais sans trop d’illusions cependant, car il n’avait pas oublié le caractère versatile et les réactions imprévues de Fermina Daza lorsqu’elle avait vingt ans, et rien ne lui permettait de penser qu’elle avait changé. C’est pourquoi il se risqua à lui demander, avec une humilité sincère, s’il pouvait revenir un autre jour, et de nouveau la réponse le surprit.
« Revenez quand vous voudrez, lui dit-elle, je suis presque toujours seule. »
Quatre jours plus tard, le mardi, il revint sans s’être fait annoncer et elle n’attendit pas qu’on servît le thé pour lui dire combien ses lettres l’avaient aidée. Il dit que ce n’étaient pas des lettres au sens strict du terme mais les pages d’un livre qu’il eût aimé écrire. Ainsi l’avait-elle compris elle aussi. Au point qu’elle pensait même les lui rendre afin qu’il pût leur donner une meilleure destinée, à condition, bien sûr, qu’il ne le prît pas comme un affront. Elle souligna le bien qu’elles lui avaient fait pendant cette période si difficile de sa vie, et elle s’exprimait avec tant d’enthousiasme, avec tant de reconnaissance, avec tant d’affection peut-être que Florentino Ariza osa plus que s’aventurer d’un pas ferme : il se précipita dans le vide.
« Autrefois on se tutoyait », dit-il.
Autrefois : un mot interdit. Elle sentit voler l’ange chimérique du passé et tenta de l’esquiver. Mais Florentino Ariza alla plus loin encore : « Je veux dire dans nos lettres d’autrefois. » Elle se fâcha et fit un véritable effort pour ne pas le montrer. Mais il s’en aperçut et comprit qu’il devait avancer avec plus de tact car cette gaffe lui signifiait qu’elle était toujours aussi farouche que dans sa jeunesse, bien qu’elle eût appris à l’être avec douceur.
« Je voulais dire que ces lettres-ci sont différentes.
— Dans le monde, bien des choses ont changé, dit-elle.
— Pas moi, dit-il. Et vous ? »
La seconde tasse de thé resta à mi-chemin de ses lèvres et elle le réprimanda d’un regard qui avait survécu à l’inclémence.
« Quelle importance, dit-elle. Je viens d’avoir soixante-douze ans. »
Le coup atteignit Florentino Ariza en plein coeur. Il aurait voulu trouver une réplique aussi rapide et instinctive qu’une flèche, mais le poids des ans eut raison de lui : jamais il ne s’était senti aussi épuisé après une conversation aussi brève, son coeur était douloureux et chaque battement se répercutait dans ses artères avec une résonance métallique. Il se sentit vieux, triste, inutile, avec une envie de pleurer si pressante qu’il ne put dire un mot de plus. Ils finirent leur seconde tasse dans un silence miné de présages et lorsqu’elle parla de nouveau, ce fut pour demander à une servante d’apporter la chemise avec les lettres. Il fut sur le point de la prier de les garder pour elle car il en avait des doubles écrits avec du papier carbone mais il craignit que cette précaution ne lui semblât mesquine. Ils n’avaient plus rien à se dire. Avant de la quitter, il suggéra de revenir le mardi suivant à la même heure. Elle se demanda si elle devait être aussi complaisante.
« Je ne vois pas quel sens auraient tant de visites, dit-elle.
— Je n’avais pas pensé qu’elles en eussent un », répondit-il.
De sorte que le mardi il revint à cinq heures, de même que tous les mardis suivants, passant outre la formalité de se faire annoncer, car dès la fin du deuxième mois les visites hebdomadaires étaient devenues une routine. Florentino Ariza apportait des gâteaux anglais pour le thé, des marrons glacés, des olives grecques, de petites friandises de salon qu’il trouvait sur les transatlantiques. Un mardi, il vint avec la photo que le photographe belge avait prise d’elle et d’Hildebranda plus d’un demi-siècle auparavant et qu’il avait achetée quinze céntimos lors d’une vente aux enchères de cartes postales à la porte des Écrivains. Fermina Daza ne comprit pas comment elle avait échoué là-bas, et lui ne le comprit que comme un miracle de l’amour. Un matin qu’il coupait des roses dans son jardin, Florentino Ariza ne put résister à la tentation de lui en porter une lors de sa visite suivante. Dans le langage des fleurs c’était un délicat problème car Fermina Daza était veuve depuis peu. Une rose rouge, symbole d’une passion brûlante, pouvait l’offenser dans son deuil. Les roses jaunes, qui dans un autre langage portaient bonheur, étaient, dans le vocabulaire trivial, signe de jalousie. Il lui avait une fois parlé des roses noires de Turquie qui eussent sans doute été plus appropriées, mais il n’avait pu en obtenir pour les acclimater à son jardin. Après avoir longtemps réfléchi, il se décida pour une rose blanche. Il les aimait moins que les autres parce qu’elles étaient insipides et muettes : elles ne disaient rien.
Au dernier moment, craignant que Fermina Daza ne commît la méchanceté de leur donner un sens, il en ôta les épines.
La rose fut bien accueillie, acceptée comme un cadeau sans intentions occultes, et enrichit ainsi le rituel des mardis. Au point que lorsqu’il arrivait avec la rose blanche, le vase était prêt et rempli d’eau au centre de la petite table à thé. Un mardi comme les autres, en y déposant la fleur, il dit sur un ton qui se voulait banal :
« À notre époque ce n’étaient pas des roses que l’on offrait, mais des camélias.
— C’est vrai, répondit-elle, mais l’intention était autre, vous le savez bien. »
Il en allait toujours ainsi : il avançait d’un pas et elle lui barrait le chemin. Mais cette fois-ci, en dépit de sa réponse péremptoire, Florentino Ariza comprit qu’il avait fait mouche car elle avait dû tourner la tête afin qu’il ne la vît pas rougir. Une rougeur ardente, juvénile, vivante, dont l’impertinence la mit en colère contre elle-même. Florentino Ariza eut soin de détourner la conversation vers des terrains moins glissants, et sa gentillesse fut si évidente qu’elle se sut découverte, ce qui accrût sa rage. Ce fut un mauvais mardi. Elle était sur le point de lui demander de ne plus revenir mais l’idée d’une querelle d’amoureux, à leur âge et dans leur situation, lui sembla si ridicule que le fou rire la gagna. Le mardi suivant, alors que Florentino Ariza déposait la rose dans le vase, elle fouilla dans sa conscience et s’aperçut avec joie qu’elle n’avait gardé de la semaine précédente nul vestige de rancune.
Les visites commencèrent à prendre une tournure familiale gênante car le docteur Urbino Daza et sa femme venaient parfois à l’improviste et restaient jouer aux cartes. Florentino Ariza ignorait tout des cartes mais Fermina Daza lui apprit à jouer en une seule visite et tous deux envoyèrent par écrit aux époux Urbino Daza un défi pour le mardi suivant. Ces parties étaient si agréables à tout le monde qu’elles devinrent très vite officielles comme les visites et qu’ils établirent des règles pour les contributions de chacun. Le docteur Urbino Daza et sa femme, une excellente pâtissière, collaboraient par de splendides gâteaux, toujours différents. Florentino Ariza continua d’apporter les gourmandises qu’il dénichait sur les bateaux en provenance d’Europe, et Fermina Daza s’ingéniait à trouver chaque semaine une nouvelle surprise. Les parties avaient lieu le troisième mardi de chaque mois et les paris n’étant pas en argent le perdant était taxé d’une contribution spéciale pour la partie suivante.
Le docteur Urbino Daza était tel qu’on le voyait en public : maladroit, peu malin, il était affligé de brusques soubresauts, pour une joie ou une contrariété, et de rougeurs inopportunes qui faisaient craindre pour ses facultés mentales. Mais il était sans nul doute, et on ne le remarquait que trop au premier coup d’oeil, ce que Florentino Ariza redoutait le plus qu’on dît de lui : un brave homme. Sa femme, en revanche, était primesautière et sa vivacité plébéienne, subtile et bienséante, donnait une touche plus humaine à son élégance. On ne pouvait souhaiter meilleur couple pour jouer aux cartes, et l’insatiable besoin d’amour de Florentino Ariza fut comblé par l’illusion de se sentir en famille.
Un soir qu’ensemble ils quittaient la maison, le docteur Urbino Daza le pria de déjeuner avec lui : « Demain à midi trente précises au Club social. » C’était un délice arrosé de vin empoisonné : le Club social se réservait le droit de refuser l’entrée de son établissement pour motifs divers et variés dont un des plus importants était la condition d’enfant naturel. L’oncle Léon XII en avait eu des preuves désobligeantes et Florentino Ariza lui-même avait subi la honte de devoir quitter la table à laquelle l’avait convié un membre fondateur. Celui-ci, à qui Florentino Ariza rendait de délicats services dans le commerce fluvial, n’avait eu d’autre solution que de l’inviter à déjeuner ailleurs.
« Ceux qui établissent les règlements doivent être les premiers à les respecter », avait-il dit.
Toutefois, avec le docteur Urbino Daza, Florentino Ariza courut le risque, et il fut reçu avec des attentions particulières, quoiqu’on ne le priât pas de signer le livre d’or des invités de marque. Le déjeuner fut bref et se déroula tête à tête dans un climat d’amabilité. Les craintes qui agitaient Florentino Ariza depuis la veille se dissipèrent avec le verre de porto de l’apéritif. Le docteur Urbino Daza voulait lui parler de sa mère. En l’écoutant, Florentino Ariza comprit qu’elle lui avait parlé de lui. Mais le plus surprenant était qu’elle avait menti en sa faveur et raconté qu’ils avaient joué ensemble dès qu’elle était arrivée de San Juan de la Ciénaga, et qu’il l’avait guidée dans ses premières lectures, ce dont elle lui avait toujours été reconnaissante. Elle lui avait dit aussi qu’en sortant de l’école elle passait des heures avec Tránsito Ariza à broder des merveilles dans la mercerie, que celle-ci était un remarquable professeur, et qu’elle n’avait pas cessé de le voir avec la même assiduité de gaieté de coeur mais parce que leurs vies avaient pris des chemins différents.
Avant d’en arriver là où il voulait en venir, le docteur Urbino Daza énonça quelques vagues considérations sur la vieillesse. Il pensait que le monde irait plus vite si les vieillards étaient moins encombrants. Il dit : « L’humanité, comme une armée en campagne, avance à la vitesse du plus lent. » Il prévoyait un avenir plus humain et par là même plus civilisé, dans lequel les hommes seraient isolés dans des villes marginales dès l’instant où ils ne pourraient plus se suffire à eux-mêmes, afin de leur éviter la honte, les souffrances, la solitude épouvantable de la vieillesse. Selon lui, et d’un point de vue médical, la limite d’âge pourrait être de soixante ans. Mais en attendant ce degré suprême de charité, la seule solution était l’asile, où les vieillards se consolaient les uns les autres, nouaient des liens selon leurs goûts et leurs aversions, leurs joies et leurs tristesses, à l’abri des discordes naturelles avec les générations plus jeunes. Il dit : « Entre vieux, les vieux sont moins vieux. » Bref : le docteur Urbino Daza voulait remercier Florentino Ariza de tenir compagnie à sa mère dans la solitude de la vieillesse, et le supplia de continuer de le faire pour leur bien à tous deux et de se montrer patient envers ses humeurs séniles. Florentino Ariza se sentit soulagé par l’entretien. « Soyez tranquille, lui dit-il. J’ai quatre ans de plus qu’elle, et pas depuis aujourd’hui, depuis bien longtemps, avant même votre naissance. » Puis il céda à la tentation de dire, avec une pointe d’ironie, ce qu’il avait sur le coeur.
« Dans la société du futur, conclut-il, vous devriez aller sans plus tarder au cimetière nous porter à elle et à moi un bouquet d’anthuriums en guise de déjeuner. »
Le docteur Urbino Daza n’avait pas réfléchi à l’inconvenance de sa prophétie et il se perdit dans un labyrinthe d’explications où il s’embrouilla plus encore. Florentino Ariza l’aida à sortir d’embarras. Il était ravi car il savait que tôt ou tard il aurait avec le docteur Urbino Daza une conversation comme celle-ci pour accomplir une formalité inéluctable : lui demander, dans les règles de l’art, la main de sa mère. Le déjeuner fut prometteur, à cause de ce qui l’avait motivé, bien sûr, mais surtout parce qu’il lui avait montré que cette demande inexorable serait bien accueillie. S’il avait eu le consentement de Fermina Daza, nulle occasion n’eût été plus propice. Mieux encore : après la conversation de ce déjeuner historique, les formalités de la demande en mariage étaient superflues.
Florentino Ariza montait et descendait les escaliers avec des précautions particulières, même lorsqu’il était jeune, car il avait toujours pensé que la vieillesse commençait par une première chute sans importance et que la seconde entraînait la mort. L’escalier de son bureau lui semblait le plus dangereux de tous car il était étroit et raide, et bien avant de devoir s’efforcer de ne pas marcher en traînant les pieds, il le montait en regardant les marches et en s’accrochant des deux mains à la rampe. On lui avait souvent suggéré de le remplacer par un autre moins dangereux, mais il reportait toujours sa décision au mois suivant car cela lui semblait une concession à la vieillesse. À mesure que les années passaient il mettait plus de temps à le monter, non que cela lui fût plus difficile, comme il s’empressait de le dire, mais parce qu’il était de plus en plus prudent. Cependant, lorsqu’il revint du déjeuner avec le docteur Urbino Daza, après le verre de porto de l’apéritif et le demi-verre de vin rouge du repas, et surtout après l’entretien triomphal, il tenta de grimper la troisième marche en esquissant un pas de danse juvénile, se tordit la cheville gauche, tomba à la renverse, et ce fut un miracle s’il ne se tua pas. Il eut, en tombant, la lucidité suffisante pour penser qu’il ne mourrait pas de cette chute, car la logique de la vie ne pouvait admettre que deux hommes qui avaient aimé la même femme pendant des années pussent mourir de la même façon à un an de distance. Il avait raison. On le cuirassa de plâtre du pied au mollet mais il était plus vivant qu’avant la chute. Lorsque le médecin lui ordonna soixante jours d’invalidité, il ne put croire à un tel malheur.
« Ne me faites pas ça, docteur, implora-t-il. Soixante jours pour moi c’est comme dix ans pour vous. »
Il tenta à plusieurs reprises de se lever en soulevant des deux mains sa jambe statufiée, mais dut à chaque fois se rendre à l’évidence. Lorsque enfin il recommença à marcher, la cheville encore endolorie et le dos à vif, il avait trop de raisons de croire que le destin avait récompensé sa persévérance par une chute providentielle.
Le lundi fut la pire journée. La douleur avait disparu et les pronostics du médecin étaient très encourageants, mais il refusait d’accepter la fatalité de ne pouvoir, pour la première fois depuis quatre mois, se rendre le lendemain chez Fermina Daza. Toutefois, après une sieste résignée, il dut se plier à la réalité et lui écrivit un mot d’excuses. Il l’écrivit à la main, sur un papier parfumé et à l’encre phosphorescente pour qu’elle pût le lire dans l’obscurité, et il dramatisa sans pudeur la gravité de l’accident afin de susciter sa compassion. Elle lui répondit deux jours plus tard, très émue, très aimable, mais sans un mot de plus ni de moins, comme aux grands jours de l’amour. Florentino Ariza saisit au vol l’occasion et écrivit une autre lettre. Lorsqu’elle lui répondit pour la deuxième fois, il décida d’aller beaucoup plus loin que les conversations codées du mardi, et fit installer un téléphone près de son lit sous le prétexte de surveiller les affaires courantes de l’entreprise. Il demanda à l’opératrice d’appeler le numéro à trois chiffres qu’il connaissait par coeur depuis qu’il l’avait composé pour la première fois. La voix au timbre sourd, tendue par le mystère de la distance, la voix aimée répondit, reconnut l’autre voix et raccrocha après trois phrases de politesse. Son indifférence plongea Florentino Ariza dans le désespoir : ils étaient revenus au point de départ.
Deux jours plus tard il reçut une lettre de Fermina Daza le suppliant de ne plus téléphoner. Ses raisons étaient valables. Il y avait si peu de téléphones en ville que les communications passaient par une téléphoniste qui connaissait tous les abonnés, leurs vies et leurs miracles, et lorsqu’ils n’étaient pas chez eux, elle les dénichait où qu’ils fussent. En échange de tant d’efficacité elle était au courant de toutes les conversations, découvrait les secrets de la vie privée de chacun, les drames les mieux enfouis, et il n’était pas rare qu’elle intervînt dans un dialogue pour donner son point de vue ou apaiser les esprits. Par ailleurs, cette même année, on avait fondé la Justice, un quotidien du soir dont le seul but était de fustiger les familles patriciennes en les désignant par leur nom, sans considération d’aucune sorte. Le propriétaire usait de représailles parce que ses enfants n’avaient pas été admis au Club social. Malgré la transparence de sa vie, Fermina Daza était plus attentive que jamais à ce qu’elle faisait ou disait, même à ses amies intimes, et ainsi continua-t-elle d’être liée à Florentino Ariza par une correspondance anachronique. Les aller et retour de leurs lettres devinrent si fréquents et si intenses qu’il en oublia sa jambe, le martyre du lit, oublia tout et se consacra corps et âme à écrire sur une petite table portative comme celles que l’on utilise dans les hôpitaux pour les repas des malades.
Ils se tutoyèrent de nouveau, de nouveau échangèrent des commentaires sur leurs vies, comme dans les lettres d’antan, mais Florentino Ariza, une fois de plus, alla trop vite en besogne : il écrivit le nom de Fermina Daza à la pointe d’une aiguille sur les pétales d’un camélia qu’il glissa dans une lettre et que deux jours plus tard elle lui renvoya sans un mot. Pour Fermina Daza tout cela n’était qu’enfantillage et le fut plus encore lorsque Florentino Ariza insista pour évoquer les après-midi de poésie mélancolique dans le petit parc des Évangiles, les cachettes des lettres sur le chemin de l’école, les leçons de broderie sous les amandiers. La mort dans l’âme, elle le remit à sa place par une question qui, au milieu d’autres banalités, sembla fortuite : « Pourquoi t’entêtes-tu à parler de ce qui n’existe pas ? » Plus tard elle devait lui reprocher son acharnement stérile à ne pas se laisser vieillir avec naturel. C’était, à son avis, la raison de son empressement et de ses revers constants dans l’évocation du passé. Elle ne comprenait pas comment l’homme capable d’élaborer les méditations qui l’avaient tant aidée à surmonter son veuvage sombrait dans l’infantilisme lorsqu’il tentait de les appliquer à sa propre vie. Les rôles se renversèrent et ce fut elle qui tenta alors de lui donner la force de regarder l’avenir en face, avec une phrase que lui, dans sa hâte, ne sut pas déchiffrer : Laisse faire le temps, on verra bien ce qu’il nous réserve. Car jamais il n’avait été, comme elle, un bon élève. L’immobilité forcée, la conviction de jour en jour plus lucide de la fugacité du temps, le désir fou de la voir, tout lui prouvait que ses craintes au moment de sa chute avaient été justifiées et plus tragiques qu’il ne l’avait prévu. Pour la première fois il pensait de façon rationnelle à la réalité de la mort.
Leona Cassiana l’aidait à se laver et à changer son pyjama tous les deux jours, lui donnait ses lavements, lui passait le bassin, appliquait des compresses d’arnica sur les escarres de son dos et, sur le conseil du médecin, le massait pour éviter que l’immobilité lui provoquât d’autres maux plus graves. Le samedi et le dimanche, América Vicuña, qui devait passer ses examens d’institutrice en décembre, prenait la relève. Il lui avait promis de l’envoyer dans un institut supérieur en Alabama, aux frais de la compagnie fluviale, en partie pour soulager sa conscience, mais surtout pour ne pas avoir à faire face aux reproches qu’elle ne parvenait pas à lui adresser ni à affronter les explications qu’il lui devait. Jamais il n’imagina combien les nuits d’insomnies à l’internat, les fins de semaine sans lui, la vie sans lui la faisaient souffrir, car jamais il n’imagina à quel point elle l’aimait. Il savait, par une lettre du collège, qu’elle était la dernière de sa classe alors qu’elle avait toujours été la première, et qu’elle était sur le point d’échouer à ses examens. Mais il manqua à ses devoirs de tuteur : un sentiment de culpabilité qu’il tentait d’occulter l’empêchait d’en informer les parents d’América Vicuña, et il ne lui en parla pas non plus, craignant avec raison qu’elle ne le rendît responsable de son échec. Sans s’en apercevoir, il commençait à fuir les difficultés dans l’espoir que la mort les résolût.
Les deux femmes qui étaient à son chevet et Florentino Ariza lui-même étaient surpris de voir combien il avait changé. À peine dix ans auparavant, il avait troussé une des servantes, debout et tout habillée, dans l’escalier principal de la maison, et en moins de temps qu’il n’en faut à un coq des philippines, il l’avait mise en état de grâce. Il avait dû lui faire cadeau d’un meublé pour qu’elle jurât que le coupable du déshonneur était un fiancé d’occasion qui ne l’avait pas même embrassée, en conséquence de quoi ses parents et ses oncles, de féroces coupeurs de canne, les avaient obligés à se marier. L’homme qui, quelques mois auparavant, frémissait d’amour à la vue de ces deux femmes, ne pouvait être celui qu’elles retournaient comme une crêpe, savonnaient du haut en bas, essuyaient avec une serviette en coton égyptien et massaient des pieds à la tête sans lui arracher le moindre soupir de concupiscence. Chacune avait une explication à ce manque d’appétit. Leona Cassiana pensait aux prémisses de la mort. América Vicuña lui attribuait une origine occulte dont elle ne parvenait pas à débusquer le moindre indice. Lui seul connaissait la vérité et quel était son nom. C’était de toute façon injuste : elles souffraient plus en le soignant que lui en se laissant soigner.
Trois mardis suffirent à Fermina Daza pour comprendre combien les visites de Florentino Ariza lui manquaient. Elle passait avec ses amies des moments d’autant plus agréables que le temps l’éloignait des habitudes de son époux. Lucrecia del Real del Obispo était allée à Panama pour un mal d’oreille qui ne voulait pas céder, et elle était revenue au bout d’un mois, soulagée mais entendant moins bien, et avec un petit cornet qu’elle collait à son oreille. Fermina Daza était l’amie qui supportait le mieux la confusion de ses questions et de ses réponses, et Lucrecia se sentait si réconfortée qu’elle se rendait chez elle presque tous les jours, à n’importe quelle heure. Mais pour Fermina Daza, rien ne pouvait remplacer les après-midi apaisants avec Florentino Ariza.
Évoquer le passé ne pouvait sauver l’avenir comme Floren-tino Ariza s’entêtait à le croire. Au contraire : il renforçait chez Fermina Daza la certitude que l’émoi fébrile de leurs vingt ans avait été un noble et beau sentiment qui n’avait rien à voir avec l’amour. Malgré sa franchise brutale, elle n’avait pas l’intention de le lui dire ni par écrit ni de vive voix, pas plus qu’après avoir connu le prodigieux réconfort de ses méditations elle n’avait eu le coeur de lui avouer combien le sentimentalisme de ses lettres sonnait faux, combien ses mensonges lyriques le dévalorisaient et combien son insistance maniaque à retrouver le passé nuisait à sa cause. Non : ni une seule ligne de ses lettres d’antan, ni un seul moment de sa propre jeunesse, qu’elle abominait, ne lui avaient fait sentir que les mardis après-midi sans lui pussent être aussi interminables, aussi solitaires et aussi irremplaçables.
Au cours d’une de ses crises de déblaiement, elle avait envoyé aux écuries le poste à galène que son époux lui avait offert pour un anniversaire et que tous deux avaient pensé léguer au musée car c’était le premier qu’on avait installé en ville. Dans les ténèbres du deuil, elle avait décidé de ne plus l’utiliser car une veuve de son rang ne pouvait écouter de musique, fût-ce dans l’intimité, sans offenser la mémoire du mort. Mais après trois mardis de délaissement elle l’installa de nouveau dans le salon, non pour s’abandonner comme autrefois aux chansons sentimentales de la radio de Riobamba mais pour remplir ses temps morts avec les romans larmoyants de Santiago de Cuba. Ce fut une réussite car, après la naissance de sa fille, elle avait perdu l’habitude de lire, que son époux lui avait inculquée avec tant d’application depuis leur voyage de noces et que, sa vue baissant de plus en plus, elle avait tout à fait abandonnée, au point de passer des mois sans savoir où se trouvaient ses lunettes.
Sa passion pour les feuilletons radiophoniques de Santiago de Cuba était telle que chaque jour elle attendait avec impatience la suite des épisodes. De temps en temps, elle écoutait les informations pour savoir ce qui se passait dans le monde et lorsqu’il lui arrivait d’être seule elle baissait le volume pour écouter, lointaines mais très nettes, les mérengués de Saint-Domingue et les plenas de Porto Rico. Un soir, une station inconnue fit soudain irruption avec autant de force et de clarté que si elle eût émis de la maison voisine et diffusa une nouvelle bouleversante : un couple de vieillards qui chaque année depuis quarante ans revivaient leur lune de miel au même endroit avait été assassiné à coups de rame par le batelier qui les promenait et leur avait volé l’argent qu’ils portaient sur eux : quatorze dollars. Elle fut plus impressionnée encore lorsque Lucrecia del Real lui raconta toute l’histoire, telle qu’elle avait été publiée dans un journal local. La police avait découvert que les vieillards assassinés à coups de rame étaient en réalité des amants clandestins qui passaient leurs vacances ensemble depuis quarante ans, et avaient chacun de leur côté une vie conjugale heureuse et stable, ainsi qu’une nombreuse famille. Elle avait soixante-dix-huit ans et il en avait quatre-vingt-quatre. Fermina Daza, que les feuilletons radiophoniques n’avaient jamais fait pleurer, dut retenir le flot de larmes qui nouait sa gorge. Florentino Ariza glissa la coupure du journal dans sa lettre suivante, sans aucun commentaire.
Ce n’étaient pas les dernières larmes que Fermina Daza devait retenir. Florentino Ariza n’en était pas encore à ses soixante jours de réclusion que la Justice révéla, sur toute la largeur de la une et avec les photographies des protagonistes, les amours secrètes du docteur Juvenal Urbino et de Lucrecia del Real del Obispo. On y spéculait sur les détails, la fréquence et la nature de leurs relations, et sur la complaisance du mari qui se livrait à des excès de sodomie sur les nègres de sa plantation sucrière. L’article, imprimé à l’encre rouge sang sur des caractères en bois, s’abattit comme un cataclysme foudroyant sur l’aristocratie locale décadente. Toutefois, il n’y avait pas une ligne de vraie : Juvenal Urbino et Lucrecia del Real étaient des amis intimes depuis bien avant leur mariage et l’étaient restés par la suite, sans jamais avoir été amants. En tout cas il ne semblait pas que la publication eût pour but de souiller le nom du docteur Juvenal Urbino dont la mémoire jouissait d’un respect unanime, mais de nuire au mari de Lucrecia del Real, élu président du Club social la semaine précédente. Le scandale fut étouffé en quelques heures. Mais Lucrecia del Real ne remit pas les pieds chez Fermina Daza et celle-ci l’interpréta comme un aveu de sa culpabilité.
Très vite, cependant, il apparut que Fermina Daza non plus n’était pas à l’abri des risques de son rang. La Justice s’acharna sur elle en se servant de son unique point faible : les affaires de son père. Lorsque celui-ci avait été forcé de s’expatrier, elle ne connaissait qu’une partie de ses affaires douteuses : celle que lui avait racontée Gala Placidia. Plus tard, lorsque Juvenal Urbino les lui avait confirmées après son entrevue avec le gouverneur, elle avait été convaincue que son père avait été victime d’une infamie. Le fait est que deux agents du gouvernement s’étaient présentés au parc des Évangiles avec un ordre de perquisition, qu’ils avaient fouillé la maison de fond en comble sans trouver ce qu’ils cherchaient, et à la fin avaient donné l’ordre d’ouvrir la grande armoire à glace dans l’ancienne chambre de Fermina Daza. Gala Placidia, seule dans la maison et ne pouvant prévenir personne, avait refusé en prétextant qu’elle n’en avait pas les clefs. Un des agents avait alors brisé les miroirs des portes avec la crosse de son revolver et découvert, entre la glace et le bois, un espace rempli de faux billets de cent dollars. C’était l’aboutissement d’une série de pistes qui conduisaient à Lorenzo Daza, dernier maillon d’une vaste opération internationale. Une escroquerie de maître car les billets avaient la même trame que le papier original : par un procédé chimique qui semblait relever de la magie on avait effacé l’impression des billets d’un dollar et imprimé à leur place des billets de cent dollars. Lorenzo Daza allégua que l’armoire avait été achetée bien après le mariage de sa fille et qu’on avait dû la transporter chez lui avec les faux billets, mais la police prouva qu’elle se trouvait déjà là lorsque Fermina Daza n’était qu’une écolière. Nul autre que lui n’eût pu cacher cette fausse fortune derrière des miroirs. Ce fut la seule chose que le docteur Urbino avait révélée à sa femme lorsqu’il avait promis au gouverneur d’expédier son beau-père vers son pays natal afin d’étouffer le scandale. Mais le journal en racontait bien plus.
Par exemple qu’au cours d’une des nombreuses guerres civiles du siècle précédent Lorenzo Daza avait servi d’intermédiaire entre le gouvernement du président libéral Aquileo Parra et un certain Jôzef K. Korzeniowski, d’origine polonaise, qui s’était attardé ici plusieurs mois avec les membres d’équipage du Saint Antoine, un navire marchand battant pavillon français, pour tenter de monter un obscur trafic d’armes. Korzeniowski, célèbre par la suite dans le monde entier sous le nom de Joseph Conrad, entra on ne sait comment en contact avec Lorenzo Daza, lequel lui acheta son chargement d’armes pour le compte du gouvernement, factures et reçus en règle, et paya en lingots d’or. Selon le journal, Lorenzo Daza déclara alors que les armes avaient disparu lors d’une improbable attaque, et les revendit le double de leur prix réel aux conservateurs en guerre contre le gouvernement.
La Justice disait aussi qu’à l’époque où le général Rafaël Reyes avait créé la marine de guerre Lorenzo Daza avait acheté à très bas prix un surplus de bottes de l’armée anglaise et en six mois avait multiplié sa fortune par deux grâce à cette seule opération. Toujours selon le journal, lorsque le chargement était arrivé au port, Lorenzo Daza avait refusé de le recevoir car il ne contenait que les bottes du pied droit, mais il fut le seul acheteur lorsque la douane les vendit aux enchères, comme le voulait la loi, et les acquit pour la somme symbolique de cent pesos. En même temps, un de ses complices avait acheté, dans des conditions identiques, le chargement de bottes du pied gauche consigné en douane à Riohacha. Les choses une fois réglées, Lorenzo Daza fit valoir sa parenté avec les Urbino de la Calle et vendit les bottes à la nouvelle marine de guerre avec un bénéfice de deux mille pour cent.
L’article de la Justice concluait en disant que Lorenzo Daza n’avait pas quitté San Juan de la Ciénaga à la fin du siècle dernier pour préparer l’avenir de sa fille sous des cieux plus cléments, ainsi qu’il se plaisait à le dire, mais parce qu’il avait été surpris dans la prospère industrie du tabac et du papier haché, un mélange si subtil que pas même les fumeurs les plus raffinés ne s’apercevaient de la supercherie. Il révélait aussi ses liens avec une entreprise clandestine internationale dont l’activité la plus fructueuse, vers la fin du siècle, avait été l’immigration illégale de Chinois en provenance de Panama. En revanche, le plus que suspect commerce de mules qui avait tant nui à sa réputation semblait être la seule entreprise honnête qu’il eût jamais développée.
Lorsque Florentino Ariza quitta son lit, le dos en feu et avec, pour la première fois, un bâton de vieillesse au lieu de son parapluie, sa première sortie fut pour Fermina Daza. Elle était méconnaissable avec, à fleur de peau, la déchéance de l’âge et un ressentiment qui lui avait ôté toute envie de vivre. Le docteur Urbino Daza, qui avait deux fois rendu visite à Florentino Ariza pendant son exil, lui avait parlé du chagrin dans lequel les deux articles de la Justice avaient plongé sa mère. Le premier avait soulevé en elle une rage à ce point insensée contre l’infidélité de son époux et la trahison de son amie qu’elle avait renoncé à la coutume de se rendre au mausolée familial un dimanche par mois. Que Juvenal Urbino ne pût entendre, à l’intérieur de son cercueil, la bordée d’injures qu’elle voulait lui crier la mettait hors d’elle-même : elle s’était querellée avec le mort. Pour toute consolation, elle fit dire à Lucrecia del Real, par l’intermédiaire de qui voudrait bien le lui répéter, qu’elle pouvait s’estimer heureuse d’avoir eu au moins un homme dans son lit parmi tous les individus qui y étaient passés. Quant aux articles sur Lorenzo Daza, il était impossible de dire ce qui l’affectait le plus, les commentaires eux-mêmes ou la découverte tardive de la véritable identité de son père. Mais l’un et l’autre, ou les deux à la fois, l’avaient anéantie. La chevelure gris acier qui ennoblissait tant son visage ressemblait à de jaunes effilochures de maïs, et l’éclat de la colère ne parvenait pas à redonner à ses beaux yeux de panthère la lumière d’autrefois. À chacun de ses gestes, on remarquait que l’envie de vivre l’avait quittée. Elle reprit l’habitude, depuis longtemps abandonnée, de fumer dans les toilettes ou ailleurs, et pour la première fois elle se mit à fumer en public, avec une voracité débridée, d’abord des cigarettes qu’elle roulait elle-même, ainsi qu’elle avait toujours aimé le faire, puis de plus ordinaires que l’on trouvait dans le commerce car elle n’avait ni le temps ni la patience de les rouler elle-même. Tout autre que Florentino Ariza se fût demandé ce qu’un vieillard boiteux au dos écorché comme celui d’un âne galeux et une femme qui ne désirait d’autre félicité que la mort pouvaient bien attendre de l’avenir. Mais pas lui. Entre les décombres du désastre, il se raccrocha à une petite lueur d’espoir car il lui semblait que le malheur transfigurait Fermina Daza, que la rage la rendait plus belle et que sa rancoeur contre le monde lui avait restitué le caractère sauvage qu’elle avait à vingt ans.
Elle avait un motif supplémentaire de gratitude envers Florentino Ariza qui, après la publication de ces articles infâmes, avait envoyé à la Justice une lettre exemplaire sur la responsabilité éthique de la presse et le respect de l’honneur d’autrui. Elle ne fut pas publiée mais l’auteur en envoya copie au Journal du Commerce, le quotidien le plus ancien et le plus sérieux du littoral caraïbe, qui la fit paraître en première page. Elle était signée du pseudonyme de « Jupiter » et elle était si raisonnée, si incisive et si bien écrite qu’on l’attribua à l’un des écrivains les plus célèbres de la province. Ce fut une voix solitaire au milieu de l’océan, mais dont l’écho et l’acuité portèrent très loin. Fermina Daza sut d’emblée qui en était l’auteur sans que nul n’eût à le lui dire, car elle avait reconnu plusieurs idées et même une phrase littérale appartenant aux réflexions morales de Florentino Ariza. De sorte que, dans le désarroi de l’abandon, elle la lut avec une affection redoublée. À peu près au même moment, América Vicuña, qui se trouvait seule dans la chambre de la rue des Fenêtres, découvrit à l’intérieur d’une armoire qui n’était pas fermée à clef, sans les avoir cherchés et par le plus grand des hasards, les doubles tapés à la machine des méditations de Florentino Ariza et les lettres manuscrites de Fermina Daza.
Le docteur Urbino Daza se réjouit de la reprise des visites qui réconfortaient tant sa mère, au contraire d’Ofelia, sa soeur, rentrée de La Nouvelle-Orléans par le premier cargo fruitier dès qu’elle avait appris que Fermina Daza entretenait une étrange amitié avec un homme dont la réputation morale n’était pas des meilleures. Son malaise éclata dès la première semaine, lorsqu’elle se rendit compte de la familiarité et de l’assurance avec lesquelles Florentino Ariza entrait dans la maison, et qu’elle entendit les murmures et les brèves chicanes d’amoureux qui, tard le soir, peuplaient ses visites. Ce qui, pour le docteur Urbino Daza, était une saine affinité entre deux vieillards esseulés était pour elle une forme de concubinage vicieux et secret. Telle avait toujours été Ofelia, plus apparentée à sa grand-mère paternelle, dona Blanca, que si elle eût été sa propre fille. Distinguée et hautaine comme elle, comme elle vivant à la merci des préjugés, elle était incapable de concevoir l’innocence d’une amitié entre un homme et une femme, qu’ils fussent âgés de cinq ans ou pire encore de quatre-vingts. Au cours d’une violente querelle avec son frère, elle déclara que pour finir de consoler leur mère, il ne manquait plus à Florentino Ariza que de se fourrer dans son lit de veuve. Le docteur Urbino Daza n’avait pas assez de bravoure pour lui tenir tête, devant elle il n’en avait jamais eu, mais son épouse intervint avec sérénité en défense de l’amour à n’importe quel âge. Ofelia perdit pied.
« À notre âge, l’amour est ridicule, se récria-t-elle, mais au leur, c’est dégoûtant. »
Elle s’évertua tant et si bien à chasser Florentino Ariza de la maison que son obstination parvint aux oreilles de Fermina Daza. Celle-ci la convoqua dans sa chambre, comme toutes les fois qu’elle voulait parler sans être entendue des servantes, et lui demanda de répéter devant elle ses récriminations. Ofelia ne mâcha pas ses mots : elle était certaine que Florentino Ariza, dont nul n’ignorait la réputation de perverti, cherchait une relation équivoque, plus nuisible au renom de la famille que les canailleries de Lorenzo Daza et que les aventures innocentes de Juvenal Urbino. Fermina Daza l’écouta sans dire mot, sans ciller, mais lorsqu’elle eut fini de l’entendre elle n’était plus la même : elle était revenue à la vie.
« Tout ce que je regrette, c’est de ne pas avoir assez de force pour te flanquer la raclée que méritent ton insolence et ta muflerie, lui dit-elle. Tu vas quitter tout de suite cette maison et je te jure sur la tête de ma mère que tu n’y remettras pas les pieds tant que je vivrai. »
Il n’y eut d’argument capable de la faire revenir sur sa décision. Ofelia s’installa chez son frère et envoya toutes sortes de suppliques par l’intermédiaire d’importants émissaires. En vain. Ni la médiation de son fils ni l’intervention de ses amies ne l’ébranlèrent. Dans le vocabulaire imagé de ses jeunes années elle finit par faire à sa bru, avec qui elle avait toujours eu une complicité faubourienne, cette confidence : « Il y a un siècle, ils m’ont fait chier jusqu’à la gauche à cause de ce pauvre homme parce qu’on était trop jeunes, et maintenant ça recommence parce qu’on est trop vieux. » Elle alluma une cigarette au mégot de l’autre et finit de déverser le venin qui lui rongeait les entrailles.
« Qu’ils aillent se faire foutre, dit-elle. S’il y a un avantage à être veuve c’est bien de n’avoir personne sur son dos. »
Rien n’y fit. Lorsque enfin elle comprit que toutes ses prières seraient inutiles, Ofelia repartit pour la Nouvelle-Orléans. Tout ce qu’elle obtint de sa mère fut un adieu que Fermina Daza n’accepta qu’après bien des supplications et sans lui permettre d’entrer dans la maison : ainsi l’avait-elle juré sur les cendres de sa mère qui, en ces jours ténébreux, étaient pour elle les seules qui fussent restées propres.
Lors d’une de ses premières visites, Florentino Ariza lui avait parlé de ses bateaux et l’avait invitée de façon tout à fait formelle à entreprendre une croisière de repos sur le fleuve. En une journée supplémentaire de train, on pouvait pousser jusqu’à la capitale de la république qu’ils continuaient d’appeler, comme la plupart des Caraïbes de leur génération, par le nom qu’elle avait eu jusqu’au siècle dernier : Santa Fe. Mais Fermina Daza avait conservé les mauvaises habitudes de son mari et ne voulait pas connaître une ville glaciale et sombre où, d’après ce qu’on lui avait raconté, les femmes ne sortaient de chez elles que pour la messe de cinq heures et ne pouvaient entrer ni chez le marchand de glaces ni dans les bureaux de l’administration, où les enterrements provoquaient à toute heure des embouteillages dans les rues et où, depuis qu’on savait ferrer les mules, il ne cessait de tomber une petite bruine menue : pire qu’à Paris. En revanche, elle éprouvait une attirance très vive pour le fleuve, elle voulait voir les caïmans se dorer au soleil sur les énormes bancs de sable, elle voulait être réveillée au milieu de la nuit par les sanglots de femmes des lamantins, mais la seule idée d’entreprendre, à son âge, seule et veuve, un voyage aussi difficile lui semblait illusoire.
Florentino Ariza avait renouvelé son invitation un peu plus tard, lorsqu’elle avait décidé de continuer à vivre sans son époux, et la proposition lui avait paru plus envisageable. Ecoeurée par les calomnies à l’endroit de son père, par la rancoeur contre son défunt mari, par les salamalecs hypocrites de Lucrecia del Real qu’elle avait considérée pendant des années comme sa meilleure amie, elle se sentait de trop dans sa propre demeure. Un après-midi, tandis qu’elle buvait son infusion de feuilles universelles, elle regarda le jardin marécageux où ne reverdirait plus l’arbre de son malheur.
« Je voudrais ficher le camp de cette maison, marcher tout droit, tout droit, tout droit et ne plus jamais revenir, dit-elle.
— Prends le bateau », dit Florentino Ariza.
Fermina Daza le regarda, pensive.
« Ça se pourrait bien », dit-elle.
Elle n’y pensa qu’au moment de prononcer ces mots, mais il lui suffit d’en admettre la possibilité pour que ce fût chose faite. Son fils et sa bru se montrèrent enchantés. Florentino Ariza s’empressa de préciser que Fermina Daza serait sur ses navires une invitée d’honneur, qu’on aménagerait pour elle une cabine aussi belle que sa propre maison, que le service serait parfait et que le capitaine en personne se chargerait de son bien-être et de sa sécurité. Pour l’enthousiasmer, il apporta des cartes de navigation, des cartes postales montrant de furieux couchers de soleil des odes au paradis primitif du Magdalena écrites par des voyageurs illustres, ou qui l’étaient devenus grâce à l’excellence de leurs poèmes. Elle y jetait un coup d’oeil de temps à autre lorsqu’elle était de bonne humeur.
« Tu n’as pas besoin de me traiter en bébé, lui disait-elle. Si je pars c’est que je l’ai décidé, non à cause de la beauté du paysage. »
Lorsque son fils lui offrit la compagnie de sa femme, elle refusa tout net : « Je suis assez grande pour me débrouiller seule. » Elle s’occupa elle-même des détails du voyage et ressentit une grande quiétude à l’idée de vivre huit jours de remontée et cinq de descente sans autre bagage que le strict nécessaire : une demi-douzaine de robes en coton, son linge, ses affaires de toilette, une paire de chaussures pour embarquer et débarquer, ses pantoufles pour le voyage et rien d’autre : le rêve de sa vie.
Au mois de janvier 1824, le commodore Juan Bernardo Elbers, fondateur de la navigation fluviale, avait hissé le pavillon du premier paquebot à vapeur qui avait sillonné le Magdalena, un engin primitif de quarante chevaux qui s’appelait Fidélité. Plus d’un siècle s’était écoulé lorsqu’un 7 juillet à six heures du soir le docteur Urbino Daza et son épouse accompagnèrent Fermina Daza jusqu’au bateau qui devait pour la première fois l’emmener sur le fleuve. C’était le premier que l’on avait construit sur les chantiers navals de la ville, et Florentino Ariza, en souvenir de son glorieux prédécesseur, l’avait baptisé Nouvelle Fidélité. Fermina Daza ne put croire que ce nom, qui avait pour eux tant de signification, fût un hasard historique et non une des délicatesses du romantisme chronique de Florentino Ariza.
En tout cas, à la différence des autres navires fluviaux, anciens ou modernes, la Nouvelle Fidélité possédait, contiguë à la cabine du capitaine, une suite confortable et grande : un salon avec des meubles de bambou aux couleurs de fête, une chambre conjugale décorée tout entière de motifs chinois, une salle de bains avec baignoire et douche, une grande terrasse couverte où l’on avait suspendu des fougères et d’où l’on voyait l’avant et les deux côtés du navire, et un système de réfrigération silencieux qui protégeait les pièces du bruit extérieur et les plongeait dans un climat d’éternel printemps. Cet appartement de luxe, appelé « cabine présidentielle » parce qu’y avaient voyagé trois présidents de la République, n’avait aucun but commercial et était réservé aux personnalités importantes et aux invités de marque. Florentino Ariza l’avait fait aménager pour des raisons de prestige dès qu’il avait été élu président de la C. F. C., avec la conviction intime que tôt ou tard il serait le refuge bienheureux de son voyage de noces avec Fermina Daza.
Le jour vint, en effet, où elle prit possession de la cabine présidentielle en maîtresse des lieux. À bord, le capitaine rendit les honneurs au docteur Urbino Daza, à son épouse, et à Florentino Ariza, en servant du champagne et du saumon fumé. Il s’appelait Diego Samaritano, portait un uniforme de lin blanc d’une absolue perfection, depuis les bottines jusqu’à la casquette avec l’écusson de la C. F. C. brodé au fil d’or, et comme les autres capitaines du fleuve il avait la corpulence d’un ceiba, une voix péremptoire et des manières de cardinal florentin.
À sept heures on donna le premier signal du départ et Fermina Daza sentit une douleur aiguë résonner dans son oreille gauche. La nuit précédente elle avait fait des rêves parsemés de mauvais présages qu’elle n’avait pas osé déchiffrer. Très tôt le matin elle s’était rendue au panthéon du séminaire, qui était tout proche et s’appelait alors cimetière de la Manga, et elle s’était réconciliée avec son mari mort en prononçant debout, devant la crypte, un monologue dans lequel elle avait déversé les justes reproches restés en travers de sa gorge. Puis elle lui avait raconté les détails du voyage et lui avait dit au revoir à bientôt. Afin d’éviter d’épuisants adieux, elle n’avait voulu prévenir personne de son départ, au contraire d’autrefois, lorsqu’elle s’apprêtait à partir pour l’Europe. En dépit de ses nombreux voyages, celui-ci lui semblait être le premier et, à mesure que la journée avançait, son émotion augmentait. Une fois à bord, elle se sentit triste et abandonnée et souhaita rester seule pour pleurer.
Lorsque retentit l’ultime coup de corne, le docteur Urbino et son épouse lui dirent au revoir sans effusions, et Florentino Ariza les accompagna jusqu’à la passerelle. Le docteur Urbino Daza s’écarta pour lui céder le passage derrière son épouse et se rendit compte tout à coup que Florentino Ariza lui aussi était du voyage. Le docteur Urbino Daza ne put dissimuler sa surprise.
« Il n’était pas question de cela », dit-il.
Florentino Ariza lui montra la clef de sa cabine avec une intention trop évidente : une cabine ordinaire sur le pont principal. Mais pour le docteur Urbino Daza ce ne fut pas une preuve suffisante de son innocence. Il adressa à son épouse un regard de naufragé, cherchant de l’aide dans sa déconvenue, et ne trouva que deux yeux de glace. Elle lui dit tout bas, d’une voix sévère : « Toi aussi ? » Oui, lui aussi, de même que sa soeur Ofelia, pensait qu’à un certain âge l’amour devenait indécent. Mais il sut se reprendre à temps, serra la main de Florentino Ariza, plus résigné que reconnaissant.
Florentino Ariza les regarda descendre sur le quai depuis le bastingage du salon. Ainsi qu’il l’espérait et le désirait, le docteur Urbino Daza et son épouse, avant de monter en voiture, se retournèrent pour les voir, et il agita la main en signe d’adieu. Tous deux lui répondirent. Florentino Ariza resta sur le pont jusqu’à ce que l’automobile eût disparu dans la poussière du quai des marchandises puis se dirigea vers sa cabine afin de s’habiller pour le premier dîner à bord, dans la salle à manger du capitaine.
Ce fut une magnifique soirée que le capitaine égaya par de savoureux récits de ses quarante ans passés sur le fleuve, mais Fermina Daza dut faire de grands efforts pour avoir l’air de s’amuser. Bien que l’on eût donné le dernier coup de sirène, fait descendre les passagers et ôté la passerelle à huit heures, le bateau ne leva l’ancre que lorsque le capitaine eut terminé son repas et se fut installé à la barre pour diriger la manoeuvre. Fermina Daza et Florentino Ariza restèrent penchés au-dessus du bastingage du salon des touristes, mêlés aux passagers tumultueux qui s’amusaient à identifier les lumières de la ville, jusqu’à ce que le bateau se faufilât entre les canaux invisibles, les marais éclaboussés par les lumières ondulantes des pêcheurs, et respirât enfin à pleins poumons l’air pur du grand Magdalena. L’orchestre attaqua un morceau populaire à la mode, les passagers hurlèrent de joie et le bal s’ouvrit dans la bousculade.
Fermina Daza préféra le refuge de sa cabine. Elle n’avait pas dit un mot de toute la soirée et Florentino Ariza l’avait laissée se perdre dans ses méditations. Il ne l’interrompit que pour lui souhaiter bonne nuit sur le pas de sa porte, mais elle n’avait pas sommeil, bien qu’un peu froid, et elle lui proposa de s’asseoir un moment pour regarder le fleuve depuis la terrasse privée. Florentino Ariza roula deux bergères d’osier jusque devant le bastingage, éteignit les lumières, enveloppa les épaules de Fermina Daza d’une couverture de laine et s’assit à côté d’elle. Avec la petite boîte qu’il lui avait offerte elle roula une cigarette, la roula avec une habileté surprenante, la fuma avec lenteur, le feu à l’intérieur de la bouche, sans parler, en roula deux autres encore et les fuma l’une après l’autre. Florentino Ariza but à petites gorgées deux bouteilles d’un café serré.
Les lumières de la ville avaient disparu à l’horizon. Depuis la terrasse obscure, le fleuve lisse et muet et les prés des deux rives se transformèrent, sous la lune, en une étendue phosphorescente. De temps en temps on apercevait une cabane de chaume près de grands feux indiquant que là on vendait du bois pour les chaudières des paquebots. Florentino Ariza gardait de son voyage de jeunesse de vagues souvenirs que la vision du fleuve faisait renaître en éblouissantes rafales, comme s’ils dataient d’hier. Il en conta quelques-uns à Fermina Daza, croyant la distraire, mais elle fumait, dans un autre monde. Florentino Ariza renonça à ses réminiscences et la laissa seule avec les siennes tandis qu’il roulait ses cigarettes et les lui tendait tout allumées, jusqu’à ce que la boîte fût vide. Après minuit, la musique se tut, le tintamarre des passagers s’estompa et s’effilocha en murmures endormis, et les deux coeurs demeurèrent seuls dans l’ombre du pont, battant au rythme de la respiration du navire.
Au bout d’un long moment, Florentino Ariza regarda Fermina Daza dans le miroitement du fleuve, la vit spectrale, vit son profil de statue que veloutait un léger éclat bleuté, et s’aperçut qu’elle pleurait en silence. Mais au lieu de la consoler ou d’attendre que tarissent ses larmes, ainsi qu’elle l’eût souhaité, il laissa la panique le gagner.
« Veux-tu rester seule ? demanda-t-il.
Si je le voulais je ne t’aurais pas dit de rester », répondit-elle.
Alors il tendit ses doigts glacés dans l’obscurité, dans l’obscurité chercha l’autre main, et la trouva qui l’attendait. L’un et l’autre furent assez lucides pour se rendre compte, l’espace d’une même seconde, qu’aucune des deux n’était la main qu’ils avaient imaginée avant de se toucher, mais de pauvres vieux os. L’instant suivant, cependant, elles le furent. Elle commença à parler de son époux mort, au présent, comme s’il était encore en vie, et Florentino Ariza sut que pour elle aussi l’heure était venue de se demander, avec dignité, avec grandeur, avec un désir irrépressible de vivre, que faire de cet amour resté sans maître.
Fermina Daza cessa de fumer pour ne pas lâcher la main qui tenait la sienne. Le besoin de comprendre l’absorbait tout entière. Elle ne pouvait concevoir meilleur mari que celui qui avait été le sien, et cependant l’évocation de sa vie était, plus que d’affection, parsemée d’obstacles, d’incompréhensions réciproques, de querelles inutiles, de rancoeurs mal dissipées. Elle soupira soudain : « Nom d’un chien, comment peut-on être aussi heureuse pendant tant d’années, au milieu de tant de coups durs, de tant de disputes, sans savoir si c’est ça l’amour. » Lorsqu’elle eut terminé de vider son coeur, quelqu’un éteignit la lune. Le navire avançait à petits pas, d’abord un pied, puis l’autre : un immense animal à l’affût. L’anxiété de Fermina Daza n’était plus.
« Maintenant va-t’en », dit-elle.
Florentino Ariza pressa sa main, se pencha vers elle et tenta de l’embrasser sur la joue. Mais elle l’en empêcha de sa voix rauque et douce.
« Non, dit-elle : je sens la vieille. »
Elle l’entendit s’éloigner dans l’obscurité, entendit ses pas dans l’escalier, l’entendit cesser d’être jusqu’au lendemain. Fermina Daza alluma une autre cigarette et, à travers la fumée, vit le docteur Juvenal Urbino avec son costume de lin irréprochable, sa rigueur professionnelle, son éblouissante sympathie, son amour officiel, agiter depuis le bateau du passé son chapeau blanc en signe d’adieu. « Les hommes ne sont que les pauvres esclaves des préjugés, lui avait-il dit un jour. En revanche, lorsqu’une femme décide de coucher avec un homme, il n’est pas de barrière qu’elle ne franchisse, de forteresse qu’elle ne démolisse, de considération morale sur laquelle elle ne soit prête à s’asseoir : Dieu lui-même n’existe plus. » Fermina Daza demeura immobile jusqu’au petit matin, l’esprit absorbé par un Florentino Ariza qui n’était pas la triste sentinelle du petit parc des Évangiles dont le souvenir n’éveillait plus en elle la moindre lueur de nostalgie, mais un homme boiteux, décrépit, réel, celui qui avait toujours été à portée de sa main et qu’elle n’avait pas su reconnaître. Et tandis que le navire l’entraînait de son souffle puissant vers la splendeur des premières roses, tout ce qu’elle demanda à Dieu fut que Florentino Ariza sût, le lendemain, par où recommencer.
Il le sut. Fermina Daza avait donné des instructions au garçon de cabine pour qu’on la laissât dormir tout son soûl, et lorsqu’elle se réveilla elle aperçut, posé sur la table, un vase avec une rose blanche, fraîche, encore humide de rosée, et une enveloppe contenant autant de pages que Florentino Ariza était parvenu à en écrire depuis qu’il lui avait souhaité bonne nuit. C’était une lettre paisible ne voulant qu’exprimer l’état d’esprit qui, la veille, s’était emparé de lui, une lettre aussi lyrique et rhétorique que les autres, mais fondée sur la réalité. Fermina Daza la lut quelque peu honteuse d’elle-même car son coeur galopait sans vergogne. Florentino Ariza concluait en lui demandant de prévenir le garçon de cabine lorsqu’elle serait prête car le capitaine l’attendait au poste de commandement pour lui montrer le fonctionnement du navire.
Elle fut prête à onze heures. Elle avait pris un bain, fleurait le savon parfumé, avait revêtu un tailleur de veuve très simple en étamine grise, et se sentait tout à fait remise de la tempête de la veille. Elle commanda un petit déjeuner frugal au garçon vêtu de blanc impeccable qui était au service personnel du capitaine, mais ne demanda pas qu’on vînt la chercher. Elle monta seule, émerveillée par le ciel sans nuages, et trouva Florentino Ariza dans la cabine de commandement en train de bavarder avec le capitaine. Il lui sembla différent, parce qu’elle le voyait avec d’autres yeux, bien sûr, mais surtout parce qu’il était méconnaissable. Au lieu de ses éternels vêtements funèbres, il portait de confortables chaussures blanches, un pantalon de toile et une chemise à manches courtes, au col ouvert, avec ses initiales brodées sur la poche à hauteur de la poitrine, une casquette de marin, blanche elle aussi, et il avait accroché des verres teintés sur ses éternelles lunettes de myope. Tout était neuf et avait été acheté exprès pour le voyage, sauf la vieille ceinture de cuir marron que Fermina Daza remarqua tout de suite comme une mouche tombée dans le potage. En le voyant habillé de la sorte et de toute évidence en son honneur, elle ne put empêcher le feu de lui monter au visage. Elle se troubla en lui disant bonjour et il fut troublé de son trouble. La conscience de se conduire comme deux amoureux les troubla plus encore et la conscience de leur trouble finit de les troubler au point que le capitaine s’en aperçut et frissonna d’émotion. Il les sortit d’embarras en leur expliquant pendant deux heures l’utilisation des instruments et le fonctionnement général du bateau. Ils naviguaient avec lenteur sur le fleuve sans rives qui se perdait à l’horizon entre d’arides bancs de sable. Mais les eaux bourbeuses de l’embouchure avaient ici, lentes et diaphanes, la splendeur du métal au soleil impitoyable. Fermina Daza eut l’impression d’un delta peuplé d’îles de sable.
« C’est tout ce qui nous reste du fleuve », lui dit le capitaine.
Florentino Ariza, en effet, s’étonna de tous ces changements et plus encore le lendemain lorsque la navigation devint difficile. Il comprit alors que le Magdalena, ce patriarche, un des plus grands fleuves du monde, n’était plus qu’une illusion de la mémoire. Le capitaine Samaritano leur expliqua comment un déboisement aberrant avait en cinquante ans eu raison du fleuve : les chaudières des navires avaient dévoré la forêt aux arbres colossaux qui avait tant oppressé Florentino Ariza lors de son premier voyage. Fermina Daza ne verrait pas les animaux de ses rêves : les chasseurs de peaux des tanneries de La Nouvelle-Orléans avaient exterminé les caïmans qui faisaient les morts pendant des heures et des heures sur les rives escarpées pour surprendre les papillons, mâchoires grandes ouvertes ; les perroquets jacasseurs et les singes aux hurlements de fous étaient morts à mesure qu’avaient disparu les frondaisons, et les lamantins aux grandes mamelles de mères qui allaitaient leurs petits et pleuraient comme des femmes désespérées sur les bancs de sable étaient une espèce qu’avaient éteinte les balles explosives des hommes chassant pour leur plaisir.
Le capitaine Samaritano vouait aux lamantins une affection presque maternelle car leurs femelles ressemblaient à des femmes condamnées par quelque égarement amoureux, et il tenait pour certaine la légende selon laquelle elles étaient les seules femmes sans hommes dans le règne animal. Il s’était toujours opposé à ce qu’on leur tirât dessus depuis son navire, comme on en avait coutume malgré les lois l’interdisant. Un jour, un chasseur de Caroline du Nord, dont tous les papiers étaient en règle, avait désobéi à ses ordres et fait voler en éclats la tête d’une mère lamantin avec une balle de sa Springfield. Le petit, fou de douleur, était resté à sangloter et à hurler sur le corps étendu. Le capitaine avait fait monter l’orphelin à bord pour s’occuper de lui et abandonné le chasseur sur le banc désert à côté du cadavre de la mère assassinée. Les protestations diplomatiques lui avaient valu six mois de prison et il avait failli perdre son permis de navigation, mais à sa sortie il s’était déclaré prêt à recommencer à la moindre occasion. L’événement, toutefois, avait été historique : le lamantin sans mère, qui avait grandi et vécu de nombreuses années dans le parc pour animaux exotiques de San Nicolas de las Barrancas, était le dernier que l’on avait vu sur le fleuve.
« Chaque fois que je passe devant ce banc de sable, dit-il, je prie Dieu que ce gringo remonte sur mon bateau pour que je puisse encore une fois le débarquer. »
Ce tendre géant, que Fermina Daza ne trouvait guère sympathique, l’émut tant ce matin-là qu’elle lui accorda une place privilégiée dans son coeur. Elle fit bien : le voyage commençait à peine et elle aurait bien souvent l’occasion de constater qu’elle ne s’était pas trompée.
Fermina Daza et Florentino Ariza restèrent dans la cabine de commandement jusqu’à l’heure du déjeuner, une fois passé le village de Calamar qui, à peine quelques années auparavant, était une fête perpétuelle et n’était plus aujourd’hui qu’un port en ruine aux rues désolées. Une femme vêtue de blanc et qui agitait un mouchoir fut le seul être vivant qu’ils aperçurent depuis le navire. Fermina Daza ne comprenait pas pourquoi on ne la recueillait pas alors qu’elle semblait en détresse, mais le capitaine lui expliqua qu’elle était le fantôme d’une noyée qui envoyait des signaux trompeurs afin d’attirer les bateaux vers les dangereux tourbillons de l’autre rive. Ils passèrent si près d’elle que Fermina Daza la vit dans ses moindres détails, se découpant bien nette contre le soleil, et elle ne mit pas en doute la réalité de sa non-existence, bien qu’il lui semblât reconnaître son visage.
Ce fut une longue et chaude journée. Après le déjeuner, Fermina Daza retourna dans sa cabine pour son inévitable sieste, mais dans son oreille la douleur l’empêcha de dormir et se fit plus intense lorsque le navire échangea les salutations de rigueur avec un autre navire de la C. F. C. qu’il croisa à quelques lieues de Barranca Vieja. Florentino Ariza piqua un somme, assis dans le salon principal où la plupart des passagers sans cabine dormaient comme en pleine nuit, et il rêva de Rosalba, tout près de l’endroit où il l’avait vue s’embarquer. Elle voyageait seule, avec ses atours de Momposinienne du siècle dernier, et c’était elle, et non l’enfant, qui faisait la sieste dans la cage en osier suspendue à l’auvent. Ce fut un rêve si énigmatique et si amusant qu’il l’évoqua avec plaisir tout l’après-midi tandis qu’il jouait aux dominos avec le capitaine et deux passagers de ses amis.
Au crépuscule la chaleur diminuait et le navire revivait. Les passagers émergeaient comme d’une léthargie, rafraîchis, avec des vêtements propres, et occupaient les fauteuils en osier du salon dans l’attente du dîner annoncé à cinq heures précises par un garçon qui parcourait le pont d’un bout à l’autre en agitant, au milieu des applaudissements et des plaisanteries, une petite sonnette de sacristain. Tandis qu’ils mangeaient, l’orchestre attaquait un fandango et le bal se poursuivait jusqu’à minuit passé.
Fermina Daza ne voulut pas dîner car son oreille lui faisait mal et elle assista au premier embarquement de bois pour les chaudières, près d’une falaise pelée où ne restaient que des troncs d’arbres entassés et un très vieil homme qui s’occupait du dépôt. Il ne semblait y avoir personne d’autre à plusieurs lieues à la ronde. Pour Fermina Daza, ce fut une escale ennuyeuse et longue, inimaginable sur les transatlantiques d’Europe, et la chaleur était telle qu’on la sentait même à l’intérieur de la terrasse réfrigérée. Mais lorsque le navire leva l’ancre il soufflait une brise fraîche, imprégnée des senteurs profondes de la forêt, et la musique se fit plus joyeuse. Au village de Sitio Nuevo il n’y avait qu’une seule lumière à la seule fenêtre de la seule maison, et le bureau du port ne lança pas le signal convenu pour indiquer qu’un chargement ou des passagers attendaient d’embarquer, si bien que le navire poursuivit sa route sans le saluer.
Fermina Daza avait passé tout l’après-midi à se demander quels stratagèmes utiliserait Florentino Ariza pour la voir sans frapper à sa porte, et vers huit heures elle ne put contenir plus longtemps son désir d’être avec lui. Elle sortit dans la coursive en espérant le croiser comme par hasard, et n’eut pas à marcher bien longtemps : assis sur une banquette, muet et triste de même que dans le petit parc des Évangiles, Florentino Ariza cherchait depuis deux heures un prétexte pour aller à sa rencontre. Tous deux eurent le même geste de surprise que tous deux savaient feint, et ils parcoururent ensemble le pont des premières bourré de jeunes gens, pour la plupart des étudiants turbulents, qui se dépensaient avec une certaine anxiété pour fêter la fin des vacances. Au bar, Florentino Ariza et Fermina Daza prirent une boisson fraîche, assis au comptoir comme des étudiants, et elle se sentit soudain la proie d’une situation redoutée. Elle dit : « Quelle horreur ! » Florentino Ariza lui demanda quelle pensée l’impressionnait de la sorte.
« C’est à cause de ces pauvres petits vieux, dit-elle. Ceux que l’on a tués à coups de rame dans la barque. »
Tous deux allèrent se coucher lorsque la musique s’arrêta, après une longue conversation sans ambages sur la terrasse obscure. La lune était absente, le ciel couvert et l’horizon sillonné d’éclairs silencieux qui les illuminaient l’espace d’un instant. Florentino Ariza roula pour elle des cigarettes mais elle n’en fuma que quatre parce que la douleur, qui disparaissait par moments, reprenait de plus belle lorsque le bateau cornait au passage d’un autre navire, au large d’un village endormi, ou en naviguant avec lenteur pour sonder la profondeur du fleuve. Il lui raconta avec quelle émotion il l’avait toujours vue, pendant les jeux Floraux, lors du voyage en ballon, sur le vélocipède d’acrobate, et avec quelle anxiété toute l’année il attendait les festivités publiques, dans le seul but de l’apercevoir. Elle aussi l’avait vu de nombreuses fois et jamais elle n’eût imaginé qu’il ne se trouvait là que pour la voir. Cependant, lorsqu’elle avait commencé à lire ses lettres, à peine un an auparavant, elle s’était soudain demandé pourquoi il n’avait jamais participé aux jeux Floraux : il aurait sans nul doute gagné. Florentino Ariza lui mentit : il n’écrivait que pour elle, des poèmes dédiés à elle seule et que lui seul lisait. Alors ce fut elle qui, dans l’obscurité, chercha sa main, mais elle ne la trouva pas qui l’attendait comme la veille elle avait attendu la sienne : elle la prit par surprise. Le coeur de Florentino Ariza battit à tout rompre.
« Comme les femmes sont bizarres », dit-il.
Elle éclata d’un rire profond de jeune colombe, et pensa de nouveau aux petits vieux de la barque. C’était écrit : cette image la poursuivrait toute sa vie. Mais ce soir-là elle pouvait la supporter car elle se sentait bien, tranquille, comme peu de fois elle l’avait été dans sa vie : lavée de toute faute. Elle serait demeurée ainsi jusqu’à l’aube, sans parler, tenant dans sa main l’autre main inondée de sueur glacée, n’eût été ce mal d’oreille de plus en plus insupportable. Aussi, lorsque la musique se tut et que cessa le va-et-vient des passagers ordinaires qui accrochaient leurs hamacs dans le salon, elle comprit que la douleur l’avait emporté sur son désir de rester auprès de lui. Le lui avouer l’eût soulagée mais elle ne dit rien afin de ne pas l’inquiéter. Car elle avait alors le sentiment de le connaître aussi bien que si elle avait vécu avec lui toute sa vie, et le croyait capable de donner l’ordre de rentrer au port ne fût-ce que pour calmer sa douleur.
Florentino Ariza avait prévu que cette nuit-là les choses se dérouleraient ainsi et il prit congé. Sur le seuil de la cabine, il tenta de lui souhaiter bonne nuit en l’embrassant, et elle tendit sa joue gauche. Il insista, la respiration haletante, et elle tendit l’autre joue avec une coquetterie qu’il ne lui avait jamais connue, pas même aux temps du collège. Alors il insista une fois encore et elle reçut le baiser sur ses lèvres, le reçut avec un tremblement qu’elle tenta de dissimuler par un rire oublié depuis la nuit même de ses noces.
« Seigneur, dit-elle, sur les bateaux je fais des folies. »
Florentino Ariza frissonna : ainsi qu’elle-même l’avait dit, elle avait en effet l’odeur aigre de la vieillesse. Toutefois, tandis qu’il se dirigeait vers sa cabine en se frayant un passage dans le labyrinthe des hamacs endormis, il se consola à l’idée qu’il exhalait sans doute une odeur identique, de surcroît plus vieille de quatre ans, et qu’elle aussi avait dû la sentir avec la même émotion. C’était l’odeur des ferments humains tant de fois perçue chez ses amantes les plus anciennes et qu’elles avaient respiré sur lui. La veuve Nazaret, qui ne gardait rien pour elle, le lui avait dit dans un langage plus cru : « On sent la charogne. » Chacun supportait celle de l’autre parce qu’ils étaient à égalité : mon odeur contre la tienne. En revanche, il se méfiait d’América Vicuña dont la senteur de langes réveillait en lui des instincts maternels et l’idée l’avait tourmenté qu’elle ne pût supporter la sienne : une odeur de vieux beau. Mais tout cela appartenait au passé. Seul comptait que, depuis le jour où la tante Escolástica avait oublié son missel sur le bureau du télégraphe, Florentino Ariza n’avait éprouvé un bonheur égal à celui de ce soir : si intense qu’il en avait peur.
Il était cinq heures et il venait de s’endormir lorsque au port de Zambrano le secrétaire du navire le réveilla pour lui remettre un télégramme urgent. Daté de la veille, il était signé Leona Cassiani et toute son horreur tenait en une ligne : América Vicuña morte hier raisons inexplicables. À onze heures du matin il apprit les détails grâce à une conversation télégraphique avec Leona Cassiani, pour laquelle il utilisa lui-même l’appareil de transmission alors qu’il ne s’en était plus jamais resservi depuis ses années de télégraphiste. América Vicuña, en proie à une dépression mortelle pour avoir échoué à ses examens de fin d’année, avait avalé un flacon de laudanum qu’elle avait dérobé à l’infirmerie du collège. Florentino Ariza savait au fond de son âme que l’information était incomplète. Mais América Vicuña n’avait laissé aucune explication écrite qui eût permis d’accuser quiconque de sa décision. La famille, prévenue par Leona Cassiani, arrivait en ce moment de Puerto Padre, et l’enterrement devait avoir lieu le jour même à cinq heures. Florentino Ariza respira. Tout ce qu’il pouvait faire pour continuer à vivre était de s’interdire le supplice du souvenir. Il l’effaça de sa mémoire, bien que plus tard il dût de temps en temps la sentir revivre, de façon soudaine et inopinée, comme l’élancement brutal d’une vieille cicatrice.
Les journées suivantes furent chaudes et interminables. Le fleuve devenait trouble et se rétrécissait, et, à la place de l’enchevêtrement d’arbres colossaux qui avait tant étonné Florentino Ariza lors de son premier voyage, il y avait des plaines calcinées, des déchets de forêts dévorées par les chaudières des navires, des décombres de villages abandonnés de Dieu, aux rues toujours inondées même lors des plus cruelles sécheresses. La nuit, ce n’étaient pas les chants de sirène des lamantins sur les bancs de sable qui le réveillaient mais le remugle nauséabond des morts flottant en direction de la mer. Car il n’y avait ni guerres ni épidémies, mais les corps gonflés continuaient de passer. Pour une fois, le capitaine se montra discret : « Nous avons ordre de dire aux passagers qu’ils se sont noyés par accident. » Au lieu du charabia des perroquets et du scandale invisible des singes qui, en d’autres temps, augmentaient la touffeur de la mi-journée, n’était que le vaste silence de la terre ravagée.
Il restait si peu d’endroits où bûcheronner, si éloignés les uns des autres, que la Nouvelle Fidélité tomba en panne de combustible au quatrième jour de voyage. Il resta amarré presque une semaine tandis que des équipes pénétraient des marais de cendres à la recherche des derniers arbres éparpillés, les seuls qui subsistaient : les bûcherons avaient abandonné leurs sentes, fuyant la férocité des seigneurs de la terre, fuyant le choléra invisible, fuyant les guerres larvées que le gouvernement s’entêtait à occulter par des décrets de diversion. Pendant ce temps, les passagers s’ennuyaient, organisaient des compétitions de natation, mettaient sur pied des expéditions de chasse, revenaient avec des iguanes vivants qu’ils éventraient du haut en bas et recousaient avec des alênes après leur avoir arraché des grappes d’oeufs, translucides et mous, qu’ils mettaient à sécher en chapelets sur le bastingage. Les prostituées misérables des villages voisins, qui avaient suivi l’expédition à la trace, plantèrent des tentes sur les hauteurs des rives, engagèrent des musiciens, installèrent une guinguette et décrétèrent la bamboula en face du bateau ancré.
Bien avant d’être président de la C. F. C., Florentino Ariza avait reçu des informations alarmantes sur l’état du fleuve, mais c’est à peine s’il les lisait. Il tranquillisait ses associés : « Ne vous inquiétez pas, quand il n’y aura plus de bois on utilisera les chaudières à pétrole. » il ne prit jamais la peine d’y réfléchir, obnubilé par sa passion pour Fermina Daza, et lorsqu’il vit la réalité en face, il n’y avait plus rien à faire sinon fabriquer un nouveau fleuve. La nuit, même à l’époque des meilleures eaux, il fallait amarrer pour dormir, et le seul fait d’être vivant devenait alors insupportable. La plupart des passagers, les Européens surtout, abandonnaient le pourrissoir des cabines et passaient la nuit à marcher sur le pont, chassant toutes sortes de bestioles avec la même serviette qui servait à éponger leur sueur incessante, et au lever du jour ils étaient épuisés et enflés à cause des piqûres des moustiques. Au début du XIXe siècle, un explorateur anglais, dans une allusion au voyage de jadis que l’on faisait moitié en canoë moitié à dos de mule et qui pouvait durer jusqu’à cinquante jours, avait écrit : « C’est une des pérégrinations les plus difficiles et les plus inconfortables qu’un être humain puisse entreprendre. » Elle avait cessé de l’être pendant les quatre-vingts premières années de la navigation fluviale et l’était redevenue pour toujours et à jamais, après que les caïmans eurent mangé le dernier papillon, que les lamantins eurent disparu, de même que les perroquets, les singes et les villages : après que tout eut disparu.
« Ce n’est pas un problème, disait le capitaine en riant, dans quelques années on roulera en automobile sur le lit à sec du fleuve. »
Le doux printemps de la terrasse réfrigérée protégea Fermina Daza et Florentino Ariza pendant les trois premiers jours, mais lorsqu’il fallut rationner le bois et que le système de réfrigération commença à se dérégler, la cabine présidentielle devint une marmite norvégienne. Fermina Daza survivait aux nuits grâce à la brise du fleuve qui entrait par les fenêtres ouvertes, et elle chassait les moustiques avec une serviette car la bombe à insecticide était inutile tant que le bateau était ancré. Sa douleur dans l’oreille, devenue insupportable, disparut tout à coup un matin au réveil, tel le chant d’une cigale qui vient de mourir. Le soir, lorsque Florentino Ariza lui parla du côté gauche et qu’elle dut tourner la tête pour entendre ce qu’il disait, elle comprit qu’elle avait perdu l’ouïe. Elle ne dit rien à personne et l’accepta comme l’une des nombreuses et irrémédiables vicissitudes de l’âge.
Malgré tout, le retard du navire avait été pour eux un accident providentiel. Florentino Ariza avait un jour lu cette phrase : « Dans le malheur, l’amour devient plus grand et plus noble. » L’humidité de la cabine présidentielle les plongea dans une léthargie irréelle où il était plus facile de s’aimer sans poser de questions. Ils vivaient des heures inimaginables, se tenaient par la main, assis sur les fauteuils du pont, s’embrassaient avec douceur, jouissaient de l’ivresse de leurs caresses sans le désagrément de l’exaspération. La troisième nuit de touffeur, elle l’invita à boire de l’anis, celui-là même qu’elle buvait en cachette avec Hildebranda et sa bande de cousines, et avait bu plus tard, mariée et mère de famille, enfermée avec ses amies dans un univers d’emprunt. Elle avait besoin de s’étourdir un peu pour ne pas penser avec trop de lucidité à son sort, et Florentino Ariza crut qu’elle voulait se donner le courage de franchir le dernier pas. Enhardi par cette erreur, il se risqua à explorer du bout des doigts le cou fané, le buste cuirassé de baleines métalliques, les hanches aux os rongés, les muscles de biche fatiguée. Elle le laissa faire, reconnaissante, les yeux clos mais sans frémir, fumant et buvant à petits traits. Lorsqu’à la fin les caresses glissèrent vers son ventre, elle avait assez d’anis dans le coeur.
« Si l’on doit faire des bêtises, faisons-les, dit-elle, mais comme des grands. »
Elle le conduisit dans la chambre et commença à se dévêtir sans fausses pudeurs, en pleine lumière. Florentino Ariza s’allongea tout habillé sur le lit, essayant de reprendre ses esprits, ignorant une fois encore ce qu’il fallait faire de la peau de l’ours qu’il avait tué. Elle dit : « Ne regarde pas. » Il demanda pourquoi sans détourner les yeux du plafond.
« Parce que cela ne va pas te plaire », dit-elle.
Alors il la regarda et la vit nue jusqu’à la taille, telle qu’il l’avait imaginée. Elle avait les épaules ridées, les seins flasques et les côtes enveloppées d’une peau aussi pâle et froide que celle d’une grenouille. Elle dissimula sa poitrine sous le corsage qu’elle venait d’ôter et éteignit la lumière. Il se leva et commença à se dévêtir dans le noir, lançant sur elle chaque vêtement qu’il ôtait et qu’elle lui renvoyait en riant.
Ils restèrent allongés sur le dos un long moment, lui de plus en plus ébahi à mesure que son ivresse disparaissait, elle tranquille, presque apathique, mais suppliant Dieu que le fou rire ne la gagnât pas, comme toutes les fois qu’elle buvait trop d’anis. Ils bavardèrent pour passer le temps. Ils parlèrent d’eux, de leurs vies différentes, du hasard invraisemblable de se trouver nus dans la cabine obscure d’un bateau ancré alors qu’il eût été juste de penser qu’il ne leur restait que le temps d’attendre la mort. Elle n’avait jamais entendu dire qu’il avait eu une femme, une seule, dans cette ville où l’on savait tout avant même que ce fût vrai. Elle le lui dit comme par hasard et il rétorqua sans attendre et sans un tremblement dans la voix :
« Je suis resté vierge pour toi. »
Eût-il dit la vérité qu’elle ne l’aurait de toute façon pas cru, parce que ses lettres d’amour étaient faites de phrases comme celle-ci dont la valeur reposait moins sur leur sens que sur leur pouvoir d’émerveillement. Mais elle aima la hardiesse avec laquelle il la prononça. Florentino Ariza, de son côté, se demanda soudain ce que jamais il n’eût osé se demander : quels avaient été les arcanes de sa vie en dehors de son mariage. Rien ne l’eût surpris car il savait que les femmes sont égales aux hommes dans leurs aventures secrètes : mêmes stratagèmes, mêmes inspirations soudaines, mêmes trahisons dépourvues de remords. Mais il fit bien de ne pas lui poser la question. À une époque où ses relations avec l’Eglise étaient déjà détériorées, son confesseur lui avait demandé de but en blanc s’il lui était arrivé d’être infidèle à son mari, et elle s’était levée sans répondre, sans finir sa confession, sans prendre congé, et plus jamais elle n’était retournée à confesse, ni avec ce curé ni avec aucun autre. En revanche, la prudence de Florentino Ariza trouva une récompense inattendue : elle tendit la main dans l’obscurité, caressa son ventre, sa taille, le pubis presque imberbe. Elle dit : « Tu as une peau de bébé. » Puis elle franchit l’ultime barrière : elle le chercha là où il n’était pas, le chercha encore, sans trop d’illusions, et le trouva, inerte.
« Il est mort », dit-il.
Cela lui était souvent arrivé la première fois, et depuis toujours, de sorte qu’il avait appris à vivre avec ce fantasme : à chaque fois il lui fallait apprendre de nouveau comme au premier jour. Il prit sa main et la posa sur sa poitrine : Fermina Daza sentit, presque à fleur de peau, le vieux coeur infatigable qui battait avec la fougue, la hâte et le désordre d’un coeur adolescent. Il dit : « Trop d’amour est aussi mauvais pour lui que le manque d’amour. » Mais il le dit sans conviction : il avait honte, il était furieux contre lui-même et désirait trouver un prétexte pour l’accuser de son échec. Elle le savait et commença à provoquer le corps sans défense avec des caresses moqueuses, comme une chatte câline éprise de cruauté, jusqu’à ce qu’il ne pût résister plus longtemps au martyre et rentrât dans sa cabine. Elle pensa à lui jusqu’à l’aube, enfin sûre de son amour, et à mesure que l’anis l’abandonnait en de lentes ondes, l’inquiétude l’envahissait à l’idée que, contrarié, il pût ne jamais revenir.
Mais il revint le matin même, à onze heures, frais et dispos, et se déshabilla devant elle avec une certaine ostentation. Elle prit plaisir à le regarder en pleine lumière, tel qu’elle l’avait imaginé dans le noir : un homme sans âge, à la peau foncée, brillante et tendue comme un parapluie ouvert, sans autre duvet que celui, clairsemé et lisse, des aisselles et du pubis. Son arme était dressée et elle s’aperçut qu’il la laissait à découvert non par hasard mais parce qu’il l’exhibait comme un trophée de guerre afin de se donner courage. Fermina Daza n’eut pas même le temps d’ôter la chemise de nuit qu’elle avait enfilée lorsque s’était levée la brise du matin, et elle frissonna de compassion devant sa hâte de débutant. Elle n’en fut pas gênée, cependant, car dans ces cas-là elle ne savait pas très bien distinguer la compassion de l’amour. Toutefois, à la fin, elle se sentit épuisée.
C’était la première fois depuis vingt ans qu’elle faisait l’amour, poussée par la curiosité de sentir comment cela pouvait être à son âge après un intermède aussi prolongé. Mais il ne lui avait pas donné le temps de savoir si son corps lui aussi le désirait. Cela avait été rapide et triste, et elle pensa : « On a tout gâché. » Elle se trompait : en dépit de leur déconvenue à tous les deux, en dépit du remords qu’il éprouvait pour sa maladresse, en dépit des reproches qu’elle s’adressait pour la folie de l’anis, dans les jours qui suivirent ils ne se séparèrent pas une seconde. C’est à peine s’ils sortaient de la cabine pour prendre leurs repas. Le capitaine Samaritano, dont l’instinct découvrait tous les mystères que son navire abritait, leur faisait porter chaque matin une rose blanche, jouer des sérénades de valses de leur époque, préparer des repas amusants avec des ingrédients toniques. Ils ne tentèrent de refaire l’amour que longtemps après, lorsque vînt l’inspiration sans qu’ils l’eussent cherchée. Le bonheur d’être ensemble leur suffisait.
Ils n’auraient pas songé à sortir de la cabine si le capitaine ne leur avait annoncé, par un petit mot, qu’après le déjeuner ils atteindraient le port d’arrivée, La Dorada. Le voyage avait duré onze jours. Fermina Daza et Florentino Ariza contemplèrent depuis la cabine le promontoire aux maisons éclairées par un soleil diaphane, et crurent comprendre le pourquoi de ce nom qui leur sembla pourtant moins évident lorsqu’ils entendirent la chaleur ronfler comme les chaudières du bateau et virent le goudron bouillant fondre dans les rues. Le navire accosta sur la rive opposée, où se trouvait la gare du chemin de fer pour Santa Fe.
Ils abandonnèrent leur refuge dès que les passagers eurent débarqué. Fermina Daza respira le bon air de l’impunité dans le salon vide et tous deux observèrent depuis le bateau la foule tumultueuse qui cherchait ses bagages dans les wagons d’un train ressemblant à un jouet. On eût dit des voyageurs en provenance d’Europe, surtout les femmes, dont les manteaux nordiques et les chapeaux du siècle dernier n’avaient aucun sens dans la canicule poussiéreuse. Certaines avaient orné leurs cheveux de superbes fleurs de pomme de terre qui commençaient à défaillir sous la chaleur. Ils arrivaient des plateaux andins après une journée de train à travers une savane de rêve et n’avaient pas encore eu le temps d’échanger leurs vêtements contre d’autres, plus appropriés aux Caraïbes.
Dans le brouhaha du marché, un très vieil homme à l’aspect inconsolable sortait des poussins des poches d’un manteau dépenaillé. Il était apparu soudain, s’ouvrant un chemin dans la foule, avec un par-dessus en loques ayant appartenu à quelqu’un de beaucoup plus grand et de beaucoup plus corpulent. Il ôta son chapeau, le retourna et le posa à même le quai pour qu’on y jetât quelques sous, puis commença à sortir de ses poches des poignées de poussins tendres et décolorés qui semblaient proliférer entre ses doigts. En un instant, le quai fut jonché de petits poussins inquiets pépiant partout au milieu des voyageurs pressés qui les écrasaient sans même les remarquer. Fascinée par ce spectacle merveilleux qui semblait donné en son honneur car elle était la seule à le regarder, Fermina Daza ne s’aperçut pas que les passagers du voyage de retour avaient commencé à monter à bord. La fête était finie : parmi les arrivants elle distingua de nombreux visages connus, des amis qui l’avaient accompagnée dans son deuil peu de temps auparavant, et elle courut se réfugier une nouvelle fois dans la cabine. Florentino Ariza la trouva consternée : elle préférait mourir plutôt que d’être découverte par les siens en train de faire un voyage d’agrément alors que son mari était mort depuis peu. Bouleversé par sa tristesse, Florentino Ariza lui promit de chercher un moyen de la protéger qui ne fût pas l’emprisonnement dans la cabine.
L’idée surgit tout à coup, alors qu’ils dînaient dans la salle à manger privée. Le capitaine était préoccupé par un problème dont il voulait entretenir Florentino Ariza depuis longtemps mais que celui-ci avait toujours esquivé en usant de son argument habituel : « Leona Cassiani arrangera ça mieux que moi. » Cependant, cette fois il l’écouta. Le problème était que les bateaux remontaient le fleuve chargés de marchandises mais redescendaient à vide, alors qu’avec les passagers c’était le contraire. « Les marchandises ont l’avantage de rapporter plus et de ne pas manger », dit-il. Fermina Daza dînait de mauvaise grâce car la conversation animée des deux hommes sur le bien-fondé d’établir des tarifs différentiels l’ennuyait. Mais Florentino Ariza la mena jusqu’au bout et posa alors une question que le capitaine entendit comme l’annonce du salut.
« Une supposition, dit-il : ne pourrait-on faire un voyage direct, sans marchandises ni passagers, sans escales, sans ports, sans rien ? »
Le capitaine répondit que ce ne pouvait être qu’une supposition car la C. F. C. avait des engagements commerciaux que Florentino Ariza connaissait mieux que personne, des contrats pour le transport de marchandises, de passagers, de sacs postaux et de bien d’autres choses encore, pour la plupart inéluctables. Seule une épidémie à bord permettait de passer outre à toute obligation. On déclarait la quarantaine, on hissait le pavillon jaune et on levait l’ancre d’urgence. Le capitaine l’avait souvent fait à cause des nombreux cas de choléra qui se présentaient aux abords du fleuve, bien que par la suite les autorités sanitaires eussent obligé les médecins à signer des certificats de dysenterie. De surcroît, on avait souvent, dans l’histoire du fleuve, hissé le pavillon jaune de la peste pour frauder des impôts, ou éviter d’embarquer un passager indésirable, ou encore pour empêcher les perquisitions gênantes. Sous la table, Florentino Ariza chercha la main de Fermina Daza.
« Eh bien ! dit-il, faisons cela. »
Le capitaine eut un geste de surprise mais son instinct de vieux renard l’éclaira tout de suite.
« Ce navire est sous mes ordres, dit-il, mais nous sommes tous sous les vôtres. Si ce que vous venez de dire est sérieux, remettez-moi un ordre écrit et nous partons à l’instant même. »
C’était sérieux, bien sûr, et Florentino Ariza signa l’ordre. Au bout du compte, tout le monde savait qu’en dépit des calculs enjoués des autorités sanitaires les temps du choléra n’étaient pas révolus. Quant au navire lui-même, il ne posait aucun problème. On transféra les quelques colis déjà embarqués, on déclara aux passagers qu’il y avait un incident de machines et on les expédia le lendemain à l’aube sur le navire d’une autre compagnie. Si, pour des raisons immorales, voire indignes, ces pratiques étaient monnaie courante, Florentino Ariza ne voyait pas pourquoi il serait illicite d’en user par amour. Tout ce que le capitaine exigeait était une escale à Puerto Nare pour faire monter une personne qui lui tiendrait compagnie pendant le voyage : son coeur lui aussi avait ses secrets.
La Nouvelle Fidélité leva donc l’ancre le lendemain matin, sans marchandises ni passagers, le pavillon jaune du choléra claquant de joie en haut du grand mât. Dans la soirée, ils embarquèrent, à Puerto Nare, une femme d’une gigantesque beauté, plus grande et plus robuste que le capitaine, à qui il ne manquait que la barbe pour être engagée dans un cirque. Elle s’appelait Zenaida Neves, mais le capitaine la surnommait « Mon Énergumène ». C’était une vieille amie qu’il avait l’habitude de prendre dans un port et de laisser dans un autre, et qui était montée à son bord poussée par la bourrasque de la chance. Sur ce triste mouroir, où Florentino Ariza se souvint avec nostalgie de Rosalba lorsqu’il aperçut le train d’Envi-gado escalader à grand-peine l’ancienne corniche à mules, déferla une averse amazonienne qui dura presque sans accalmie le reste du voyage. Mais tout le monde s’en moquait : sur l’eau, la fête avait un toit. Ce soir-là, Fermina Daza, comme contribution personnelle aux festivités, descendit aux cuisines au milieu des ovations de l’équipage, et prépara pour tous un plat de son invention que Florentino Ariza baptisa pour lui-même : aubergines à l’amour.
De jour, ils jouaient aux cartes, se gavaient de nourriture, faisaient des siestes de granit dont ils émergeaient épuisés et, le soleil à peine couché, ils donnaient libre cours à l’orchestre, buvaient de l’anis et mangeaient du saumon au-delà de toute satiété. Ce fut un voyage rapide, sur un navire léger, naviguant sur de bonnes eaux que grossissaient les crues qui déferlaient depuis les sources, et où il plut autant cette semaine que pendant tout le trajet. Dans quelques bourgs on tirait des coups de canon secourables pour chasser le choléra et en remerciement ils lançaient un petit bramement triste. Les navires d’autres compagnies qu’ils croisaient en chemin leur envoyaient des signaux de condoléances. Au village de Magangué, où est née Mercedes, ils chargèrent du bois pour le reste du voyage.
Fermina Daza prit peur lorsqu’elle commença à sentir la sirène du bateau dans sa bonne oreille, mais au deuxième jour d’anis elle entendait mieux des deux côtés. Elle découvrit que le parfum des roses était plus fort qu’avant, que les oiseaux au lever du jour chantaient mieux qu’autrefois, et que Dieu, pour la réveiller, avait créé un lamantin et l’avait déposé sur un banc de sable de Tamalameque. Le capitaine l’entendit, détourna le bateau, et ils virent alors l’énorme matrone allaiter son petit entre ses bras. Ni Florentino Ariza ni Fermina Daza ne se rendirent compte à quel point ils vivaient l’un pour l’autre : elle lui donnait ses lavements, se levait avant lui pour brosser son dentier qu’il déposait dans un verre avant de dormir, et elle résolut le problème de la perte de ses lunettes en lisant et en reprisant avec les siennes. Un matin, en se réveillant, elle le vit dans la pénombre coudre un bouton de chemise et elle s’empressa de le faire à sa place avant qu’il ne répétât la phrase rituelle sur la nécessité d’avoir deux épouses. En revanche, elle n’eut besoin de lui que pour la pose d’une ventouse un jour qu’elle eut mal dans le dos.
Florentino Ariza, de son côté, remua de vieilles nostalgies avec le violon de l’orchestre, et en une demi-journée il fut capable d’exécuter pour elle la valse de la Déesse couronnée, et joua durant des heures et des heures, au point qu’il fallut l’arrêter de force. Une nuit, Fermina Daza se réveilla en sursaut, étouffée pour la première fois de sa vie par un sanglot qui n’était pas de rage mais de chagrin, à cause du souvenir des deux petits vieux morts à coups de rame dans une barque. La pluie incessante ne l’émut pas, et elle pensa trop tard que Paris était peut-être moins lugubre qu’elle l’avait cru, et les rues de Santa Fe moins encombrées de corbillards. À l’horizon se levait le rêve d’autres voyages avec Florentino Ariza : des voyages fous, sans bagages et sans mondanités : des voyages d’amour.
La veille de leur arrivée, ils organisèrent une grande fête, avec des guirlandes en papier et des projecteurs de couleur. Dans la soirée, le ciel s’éclaircit. Le capitaine et Zenaida dansèrent serrés l’un contre l’autre les premiers boléros qui, à cette époque, avaient déjà égratigné plus d’un coeur. Florentino Ariza osa inviter Fermina Daza à danser leur valse confidentielle, mais elle refusa. Cependant, toute la nuit elle marqua le rythme de la tête et du pied, et à un moment elle dansa assise sans s’en rendre compte, tandis que le capitaine et son tendre énergumène se fondaient dans la pénombre du boléro. Elle but tant d’anis qu’ils durent l’aider à monter les escaliers et fut prise d’un tel fou rire que tout le monde s’inquiéta. Lorsqu’elle parvint à le dominer, dans la douceur parfumée de la cabine, ils firent l’amour, sages et tranquilles tels deux petits vieux flétris, et ce souvenir devait rester dans leur mémoire comme le meilleur de ce fantastique voyage. Ils ne se prenaient pas pour de jeunes fiancés, à l’inverse de ce que croyaient le capitaine et Zenaida, et moins encore pour des amants tardifs. C’était comme s’ils avaient contourné le difficile calvaire de la vie conjugale pour aller tout droit au coeur même de l’amour. Ils vivaient en silence comme deux vieux époux échaudés par la vie, au-delà des pièges de la passion, au-delà des mensonges barbares du rêve et des mirages de la déception : au-delà de l’amour. Car ils avaient vécu ensemble assez de temps pour comprendre que l’amour est l’amour, en tout temps et en tout lieu, et qu’il est d’autant plus intense qu’il s’approche de la mort.
Ils se réveillèrent à six heures. Elle avec un mal de tête parfumé à l’anis et le coeur étourdi par le sentiment que le docteur Juvenal Urbino était revenu, plus gros et plus jeune que lorsqu’il était tombé de son arbre, et qu’assis dans sa berceuse il l’attendait à la porte de chez elle. Cependant, elle avait assez de lucidité pour se rendre compte que ce n’était pas l’effet de l’anis mais l’imminence du retour.
« Ça va être comme la mort », dit-elle.
Florentino Ariza sursauta car elle avait deviné une pensée qui l’empêchait de vivre depuis le début de leur retour. Ni lui ni elle ne pouvaient s’imaginer ailleurs que dans la cabine, assis à une autre table que celle du bateau, incorporés à une autre vie qui leur serait à jamais étrangère. C’était en effet comme la mort. Il ne put se rendormir. Il resta allongé sur le dos, les deux mains croisées derrière la nuque. À un certain moment, América Vicuña fut un élancement qui le fit se tordre de douleur et il ne put différer plus longtemps la vérité : il s’enferma dans les toilettes et pleura tout son soûl, sans hâte, jusqu’à la dernière larme. Alors, il eut pour la première fois le courage de reconnaître combien il l’avait aimée.
Lorsqu’ils se levèrent, habillés pour débarquer, les canaux et les marais de l’ancien chenal des Espagnols étaient déjà derrière eux et ils naviguaient entre des décombres de bateaux et les étangs d’huiles mortes de la baie. Un jeudi radieux se levait au-dessus des coupoles dorées de la ville des vice-rois, mais sur le pont, Fermina Daza ne put supporter la pestilence de ses gloires et l’arrogance de ses remparts profanés par les iguanes : l’horreur de la réalité de la vie. Sans se le dire, ni lui ni elle ne se sentaient capables de rendre ainsi les armes.
Ils trouvèrent le capitaine à l’intérieur de la salle à manger, dans un état de négligence qui ne concordait pas avec sa propreté habituelle : mal rasé, les yeux rouges d’insomnie, les vêtements trempés par la sueur de la veille, la diction déformée par les renvois d’anis. Zenaida dormait. Ils commençaient à prendre le petit déjeuner en silence lorsque le canot à moteur des autorités sanitaires donna l’ordre d’arrêter le navire.
Le capitaine, depuis la cabine de commandement, répondit en criant aux questions de la patrouille armée. Elle voulait savoir quelle sorte d’épidémie il y avait à bord, combien de passagers le navire transportait, combien étaient malades, quels étaient les risques de contagion. Le capitaine répondit qu’il n’y avait que trois passagers, que tous trois avaient le choléra mais avaient été gardés en stricte quarantaine. Ni ceux qui devaient monter à La Dorada, ni les vingt-sept membres d’équipage n’avaient été en contact avec eux. Mais le chef de patrouille ne fut pas satisfait et il leur ordonna de quitter la baie et d’attendre dans les marais de Las Mercedes jusqu’à deux heures de l’après-midi, le temps d’accomplir les formalités pour que le bateau demeurât en quarantaine. Le capitaine lâcha un pétard de charretier et d’un signe de la main indiqua au remorqueur de faire demi-tour et de se diriger vers les marais.
Fermina Daza et Florentino Ariza, à table, avaient tout entendu, mais le capitaine semblait s’en moquer. Il continua de manger en silence et on voyait sa mauvaise humeur jusque dans sa façon de violer les lois de bonne conduite qui faisaient la réputation légendaire des capitaines du fleuve. Il creva de la pointe de son couteau les quatre oeufs au plat, les touilla dans son assiette avec des rondelles de bananes vertes qu’il fourrait tout entières dans sa bouche et mastiquait avec une délectation sauvage. Fermina Daza et Florentino Ariza le regardaient sans rien dire, attendant sur un banc d’école la lecture des résultats aux examens de fin d’année. Ils n’avaient pas échangé un mot pendant la conversation avec la patrouille sanitaire et n’avaient pas la moindre idée du sort qu’on leur réservait, mais tous deux savaient que le capitaine pensait pour eux : on le voyait aux battements de ses tempes.
Tandis qu’il avalait ses oeufs, le plat de rondelles de banane et le pot de café au lait, le bateau sortit de la baie à vitesse réduite, se fraya un passage entre les canaux, à travers les édredons de nénuphars, les lotus d’eau douce aux fleurs mauves et aux grandes feuilles en forme de coeur, et retourna dans les marais. L’eau était chatoyante de poissons qui flottaient sur le côté, tués par la dynamite des pêcheurs clandestins, et les oiseaux de la terre et de la mer tournaient en rond au-dessus d’eux en poussant des cris métalliques. Le vent des Caraïbes entra par les fenêtres en même temps que le tapage des oiseaux, et Fermina Daza sentit dans ses artères le battement désordonné de son libre arbitre. À droite, trouble et parcimonieux, l’estuaire du grand fleuve Magdalena s’étendait jusque de l’autre côté du monde.
Lorsque dans les assiettes il ne resta plus rien à manger, le capitaine essuya ses lèvres avec un coin de la nappe, et discourut dans un jargon effronté qui mit fin une fois pour toutes au parler élégant des capitaines du fleuve. Il ne s’adressait ni à eux ni à personne mais essayait de se mettre d’accord avec sa propre rage. Au terme d’une bordée d’injures barbares, il conclut qu’il ne savait pas comment sortir de l’imbroglio dans lequel il s’était fourré avec le pavillon du choléra.
Florentino Ariza l’écouta sans ciller. Puis il regarda par les hublots le cercle parfait formé par le cadrant de la rose des vents, la ligne droite de l’horizon, le ciel de décembre sans un nuage, les eaux à jamais navigables, et dit :
« Allons tout droit, tout droit devant nous encore une fois jusqu’à La Dorada. »
Fermina Daza eut un frisson car elle avait reconnu l’ancienne voix illuminée par le Saint-Esprit, et elle se tourna vers le capitaine : le destin, c’était lui. Mais le capitaine ne la vit pas parce que le terrifiant pouvoir d’inspiration de Florentino Ariza l’avait pétrifié.
« C’est sérieux ? lui demanda-t-il.
— Depuis que je suis né, répondit Florentino Ariza, je n’ai jamais rien dit qui ne fût sérieux. »
Le capitaine regarda Fermina Daza et vit entre ses cils les premières lueurs d’un givre hivernal. Puis il regarda Florentino Ariza, son invincible maîtrise, son amour impavide, et fut soudain effrayé par le pressentiment tardif que plus que la mort, c’est la vie qui n’a pas de limites.
« Et jusqu’à quand vous croyez qu’on va pouvoir continuer ces putains d’allées et venues ? » demanda-t-il.
Florentino Ariza connaissait la réponse depuis cinquante-trois ans, sept mois, onze jours et onze nuits.
« Toute la vie », dit-il.